Mon père, Zacharie Grumberg, est né
à Galatz en Roumanie en 1898. Il a quitté
Galatz et la Roumanie avant la guerre de 1914. Sa
famille s'est alors installée en France où
je suis né juste avant la Seconde Guerre mondiale.
Lui fut déporté ainsi que son père
devenu aveugle, en 1942. Mon lien avec la Roumanie
est donc extrêmement ténu.
Aucun récit direct sur Galatz sinon de vagues
renseignements ou descriptions glanés ça
et là au hasard des lectures, en tous cas sans
recherche particulière. Un temps, je me suis
intéressé à Benjamin Fondane,
poète, dramaturge et philosophe, né
à Iassy, déporté en France lui
aussi après un séjour à Drancy.
Iassy, capitale juive de la Moldavie roumaine dont
Galatz faisait également partie. Iassy est
resté tristement célèbre parce
qu'un pogrome y fut perpétré en 1941
par les Roumains sur leurs voisins juifs.
Outre Fondane j'avais lu Caragiale, le Molière
roumain, lu très jeune par le plus grand des
hasards, et, bien sûr je savais que Ionesco
était d'origine roumaine bien que s'exprimant
en français. Enfin j'eus un temps une passion
pour Panaït Istrati, auteur roumain internationaliste
et vagabond, ami de Kazantzaki et de Romain Rolland.
C'est à Romain Rolland qu'Istrati avant de
se décider à publier son ouvrage Vers
d'autres feux en 1927, ouvrage qui dénonçait
les travers du régime soviétique naissant,
et que Romain Rolland lui demandait de ne pas publier
afin sans doute de ne pas désespérer
- déjà - Billancourt, que Panaït
adressa ce message laconique et troublant : "
Ami, j'ai cassé la vaisselle. "
Donc jusqu'à mes soixante ans mes rapports
avec le pays natal de mon père ne furent que
livresques. Pendant toute la période communiste
on n'y jouait pas des auteurs comme moi. Seuls les
auteurs dits " de boulevard " étaient
représentés en URSS comme dans les pays
satellites. Quant à y aller en touriste il
n'en fut jamais question.
Cette année, ayant écrit un film qui
pour des raisons de production se tournait à
Bucarest, en même temps que le festival franco-roumain
" Face à Face " programmait Amorphe
d'Ottenburg, je me résolus à rendre
visite au pays natal de mon père.
Il m'est très difficile de relater ce voyage
allant de l'opulence du Hilton cinématographique
de Bucarest à la modestie chaleureuse de la
réception à Târgu-Mures. Sachez
cependant que la représentation d'Amorphe
fut pour moi une grande et heureuse surprise. L'invention,
l'humour, l'acuité de la mise en scène
de Cristian Ioan ainsi que l'enthousiasme formidable
des comédiens semblaient inversement proportionnés
avec la misère ambiante, comme si la pauvreté,
la pénurie produisaient un théâtre
plus riche que l'opulence de nos scènes nationales.
La surprise fut aussi de découvrir qu'Amorphe
en Roumanie prenait un sens plus concret, comme si
la pièce relatait des faits historiques roumains
contemporains. En outre la Transylvanie était
naturellement propice aux récits sanglants.
Une fois mes obligations professionnelles et amicales
remplies, il me restait à me rendre à
Galatz, ville qui comptait dans les années
1930, trente-cinq mille juifs et aujourd'hui n'en
abrite que deux cents tout au plus. Ai-je été
ému en découvrant Galatz? Sans doute
en visitant le cimetière juif dans un froid
glacial et en y découvrant de nombreuses tombes
au nom de Grumberg. Ailleurs, dans les tristes et
sinistres avenues bordées d'immeubles neufs
branlants déjà réduits à
l'état de vestiges de la folie communiste,
dans les rues et sur les routes de ce pays ruiné,
dévasté par cinquante ans au moins de
dictature, je n'ai pu que me réjouir du départ
de mon grand-père au début du siècle
et du hasard qui m'a fait naître à Paris
plutôt qu'à Galatz.
De ces quelques jours en Roumanie je veux garder le
magnifique Amorphe que la troupe de Târgu-Mures
m'offrit et cette visite au cimetière juif
de Galatz comme les moments forts de mes retrouvailles
avec la terre de mes ancêtres paternels.
Jean-Claude Grumberg, mai 2001
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