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Rencontres étrangères
 

Du 21 au 27 juillet derniers, dans le cadre de ses Rencontres étrangères, La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon a accueilli un atelier de traduction mené par Laurent Muhleisen de la Maison Antoine-Vitez à partir de Autour de ma pierre il ne fera pas nuit de Fabrice Melquiot. Il réunissait treize traducteurs de Roumanie, d’Angleterre, d’Italie, de Syrie, d’Espagne, de Slovénie, d’Allemagne, d’Écosse, d’Autriche, de Slovaquie, de Finlande, du Portugal. Cette manifestation, deuxième volet du projet ter (Traduire, Éditer, Représenter), s’inscrit dans la continuité des initiatives prises par le Collectif de réflexion sur les auteurs contemporains (crac). Actes du Théâtre a demandé à ceux qui l’ont souhaité de témoigner à leur manière de cette expérience collective et intime.

Quand l’acte de traduire est acte de reconnaissance

Au cours des réunions préparatoires à la mise en place du projet ter par le Collectif de réflexion sur les auteurs contemporains, l’idée de la rencontre et de l’échange a toujours occupé une place privilégiée. « Désirer » l’autre, oser le détour par d’autres façons de considérer l’écriture et son rapport au monde, nous semblait le meilleur garant d’une circulation fluide et efficace des textes à travers les pays que nous voulions rassembler. Mais créer des liens – de vrais liens, et non de banales occasions de se faire des politesses – est une tâche délicate ; il faut un ciment qui tienne. Sur un modèle déjà éprouvé par nos collègues allemands, nous avons donc décidé de réunir treize traducteurs de dix langues différentes autour d’un même texte français, avec pour objectif sous-jacent, mais pas obligatoire, de tomber suffisamment amoureux du texte en question pour avoir envie de le « faire passer » dans sa propre culture. En langage pompeux, on pourrait appeler cela un atelier de « traductologie appliquée », ou de « traduction multilingue comparée ». Chaque traducteur venait avec son professionnalisme, son expérience, sa manière d’entrer dans un texte (français en l’occurrence, mais on peut imaginer ce genre d’atelier de n’importe quelle langue vers n’importe quelles autres, bien sûr), sa curiosité, son ouverture d’esprit, mais aussi ses positions plus ou moins arrêtées sur ce « qu’est » la traduction. La confrontation entre treize professionnels a peut-être permis à chacun de se rendre compte que la traduction, justement, c’est « beaucoup de choses », ou mieux, que traduire demande une disponibilité, une largesse, un « humanisme » au sens noble du terme auxquels, seul devant son ordinateur, l’on n’a pas toujours l’occasion d’être confronté. Et les discussions qui ont surgi durant cet atelier – discussions âpres parfois, les découvertes, les étonnements, les joies, et surtout l’augmentation continue de la qualité d’écoute de l’autre, des autres, tout cela servait le but que, je crois, nous nous fixons tous : le respect – respect du texte, de ses mystères, de ses possibles, des chemins qu’il emprunte, de ce qu’il offre, à sa langue et aux autres langues, pour parler de la vie. De nos vies, à tous, dans la communauté de nos différences
Laurent Muhleisen

L’effet palimpseste

À l’initiative du crac (Collectif de réflexion sur les auteurs contemporains, composé entre autres du Centre national des écritures du spectacle, de la Maison Antoine-Vitez et d’Entr’Actes- sacd), s’est tenu lors des xxixe Rencontres d’été de La Chartreuse le premier atelier de traduction. À l’instar des ateliers du même type organisés depuis une dizaine d’années par iti Allemagne au festival de Mülheim, treize traducteurs se sont rassemblés pendant une semaine autour du texte d’un auteur français, Fabrice Melquiot. Laurent Muhleisen dirigeait cet atelier d’un genre particulier : tenter, dans dix langues, d’approcher les problèmes posés par le texte source et de trouver, sinon des solutions, du moins des pistes.
On assiste à un phénomène extraordinaire lors des séances de travail en commun entre toutes ces langues, du finnois à l’espagnol, de l’arabe (de Palestine et de Syrie) à l’anglais (Angleterre et Écosse), du slovène au portugais, de l’allemand via le slovaque et le roumain à l’italien. Car elles parviennent à se lover dans la phrase française, à épouser ses rythmes et parfois jusqu’à son découpage syllabique. Progressivement, en écoutant les traducteurs dire leurs répliques, on a l’impression de toutes les comprendre, le texte français s’estompe, formant une sorte de palimpseste. Les traductions sonnent juste, elles semblent conformes, et c’est là le signe le plus évident d’un passage réussi.
Avant ces essais de traduction, ébauches rapides élaborées en général sans l’aide de dictionnaires et de l’attirail linguistique habituel, l’auteur s’est prêté au jeu des questions. Elles furent nombreuses, tant Autour de ma pierre il ne fera pas nuit est une pièce délicate à saisir, d’une poétique forte, multiple dans ses niveaux de langue et parfois de sens. Peu à peu elle s’est offerte dans sa complexité, a dévoilé certains de ses mystères.
D’âpres discussions portèrent notamment sur la problématique d’éventuels transferts culturels, que ce soit dans le domaine des rites mortuaires ou des pratiques sexuelles, voire transsexuelles. Faut-il adapter les situations, les mots, aux mœurs du pays ou bien les laisser dans le contexte d’origine, juste les traduire, au risque de choquer ou de se heurter à l’incompréhension ? À chacun de décider au mieux – l’auteur, là, s’en remet de bonne grâce à ceux qui pour lui sont également auteurs, ses traducteurs. Ceux- ci, heureux de pouvoir échanger entre eux et avec l’auteur – ils en ont trop rarement l’occasion –, souhaiteraient poursuivre ce dialogue à La Chartreuse et ailleurs, et que soient créés de nombreux ateliers de ce type dans le plus grand nombre de pays possible…
Heinz Schwarzinger Autriche

La mort en joyeuse compagnie

Dans la première scène de la pièce qui continue de me hanter de Fabrice Melquiot, deux frères volent des corps dans un cimetière. Et nous, nous étions treize traducteurs réunis pour travailler « au corps » la pièce de Fabrice, creusant jusqu’aux racines de nos langues et nous partageant les dépouilles, prenant souvent un malin plaisir à chiper une solution particulièrement bien trouvée dans une langue voisine pour nous la mettre dans la poche. Ce qui a été vraiment fascinant quand nous en sommes arrivés à écouter les différentes versions, c’est la façon dont le rythme et la musique des dialogues français originaux étaient conservés dans chacune des langues – une fidélité frappante dans la transmission, due à l’habileté des traducteurs tous profondément immergés dans le théâtre. Les débats étaient riches, variés, admirablement dirigés par Laurent Muhleisen. L’un d’entre eux en particulier portait sur le titre de la scène « La Fâcheuse » qui, bien sûr, fait penser à la Faucheuse, c’est-à-dire la mort, avec sa faux prête à servir. Les dialogues de la scène jouent avec le titre : le plus âgé des frères essaie de tempérer la peur du plus jeune en transformant la mort en croque-mitaine farceuse. Or le mot « mort » est du genre masculin dans de nombreuses langues. L’ingéniosité des diverses solutions trouvées à ce seul problème a permis de dérouler des fils qui ont à leur tour ouvert des sentiers sur des réflexions et des approches nouvelles.
Ce fut un moment plein de générosité, de rires, d’intense travail et d’enthousiasme partagé. La bonne humeur doit sans doute beaucoup aux délicieux déjeuners préparés par Coco ! Une fois effectué le travail de la journée, nous nous rendions à la Cave du Pape où les acteurs donnaient des lectures d’une étonnante qualité, au cours de leur marathon d’une semaine. Ensuite, à minuit, nous allions danser. Mille mercis à toute l’équipe qui nous a réunis et en particulier à Daniel Girard et à tous ceux de La Chartreuse pour leur extraordinaire hospitalité.
Ella Wildridge Écosse

Réflexions

Les questions qui émergent lorsque treize traducteurs se réunissent pendant une semaine autour du même texte sont, comme les femmes de Don Juan, d’une grande variété.
Au début, les questions sont tout naturellement d’ordre sémantique – de dénotation comme de connotation. Les premières ont présenté d’autant moins de difficultés que nous étions en présence de l’auteur : hésitations ou contresens pouvaient être résolus sur le champ. Quant aux deuxièmes, elles sont bien plus épineuses, même si on traduit vers sa propre langue. Lorsqu’il faut prendre en considération 10 langues différentes, les problèmes de connotation se multiplient de façon exponentielle. C’est ainsi que nous avons passé une matinée entière à discuter des différentes associations de mots clés dans le titre de la pièce, traduits vers nos 10 langues. Prenons deux exemples en anglais : le mot « nuit » peut vouloir dire darkness ou night, ou les deux, et l’expression « faire nuit » peut être traduite par get dark, be dark, night fall, night come, gather, creep, etc. L’auteur nous a expliqué qu’il voulait que son titre, Autour de ma pierre il ne fera pas nuit, résonne de façon très simple (une phrase quotidienne, ordinaire) mais qu’il soit aussi doté d’une charge poétique, allant au-delà de la surface des mots. Manifestement, le mot stone produit en partie cet effet, et l’omission délibérée des préfixes grave- ou tomb- lui confère déjà un côté énigmatique. Une traduction directe comme Around my stone it will not get dark peut convenir, mais suscite une question : what is this stone then ? (quelle est donc cette pierre ?). Une légère variante comme Around my stone the night will never fall perd quant à elle de sa simplicité, tout en se chargeant involontairement d’accents shakespeariens. L’auteur a expliqué que le texte de la pièce utilisait des images contrastées d’obscurité et de lumière, et ma dernière suggestion pour le titre a donc été No darkness round my stone (même si j’ai été tenté par Stone, suivant ainsi la tendance anglaise actuelle des titres en un seul mot).
Les complications soulevées à propos du titre nous ont poursuivis pratiquement à chaque ligne du texte. Nous avons découvert par la suite toute une panoplie de connotations associées aux mots les plus ordinaires de nos 10 langues. Des mots comme pierre ou nuit étaient un jeu d’enfant comparés à soleil ou lune. Ainsi, le fait que le mot « lune » soit du genre féminin est d’une grande importance dans la pièce. Que pouvaient donc faire ceux qui traduisent en arabe ou en allemand, langues dans lesquelles ce mot est du genre masculin ? Par ailleurs, la pièce explore – l’auteur l’a souligné – le désir des individus d’être différents de ce qu’ils sont, d’arriver à changer de vie, de travail, et même de sexualité, d’où une série de dialogues où les personnages parlent de leur avenir. Mais en finnois il n’y a pas de temps futur, alors encore une fois les connotations ont une importance primordiale.
Des questions d’un autre ordre sont apparues par la suite, en rapport avec la société et les classes sociales. Pour une pièce comme celle-ci, située dans la réalité contemporaine, le traducteur doit tenir compte du fait que les gens s’expriment différemment selon leur classe sociale, leur région, leur éducation, leur niveau de vie, etc. Dans certaines cultures, ces différences sont plus marquées et ont des répercussions sur les façons de parler et d’utiliser les registres linguistiques. L’héritage jacobin de la France en fait un des pays où ces différences sont les moins notables, tandis qu’en Grande-Bretagne elles sont beaucoup plus prononcées. L’auteur a exprimé sa préférence pour un registre de langue parlée le plus neutre possible, afin de suggérer que l’action pouvait se passer n’importe où en Europe. La première didascalie, nous a-t-il expliqué, dit : « Dans une ville qui pourrait être Naples » et non pas : « À Naples ». Cela pose déjà un problème au traducteur anglais. De surcroît, l’auteur a bien précisé qu’il avait délibérément écrit des dialogues dont les rythmes et les assonances contribuent aux résonances poétiques des paroles des personnages. Le traducteur doit alors s’efforcer de trouver dans sa propre langue des dialogues qui évitent toute référence à une classe sociale particulière, et qui suggèrent l’aspect poétique, tout en n’étant ni guindés ni maniérés.
Ceci nous amène aux problèmes d’intertextualité et de contexte culturel, qui obligent à prendre en compte la diversité des traditions dramatiques. Depuis le xviie siècle, les auteurs français visent à l’« universalité », afin de valider les actions et les personnages qu’ils décrivent. Cette tendance n’a pas toujours d’équivalent immédiat dans d’autres traditions littéraires. Dans la tradition théâtrale britannique, il s’agit plutôt de viser l’universalité à travers la description très précise d’une situation plutôt qu’à travers des cadres non spécifiques ou des dialogues poétiques. Notre pièce s’ouvre sur une scène où deux hommes sont en train de profaner une tombe. Le public britannique associe immédiatement cette situation à deux figures célèbres du début du xixe siècle, Burke et Hare, qui déterraient les cadavres et ont été à l’origine de nombreuses pièces de théâtre. L’auteur, pour sa part, n’avait aucune intention d’amener le public à faire ce genre d’association : en fait, il n’avait jamais entendu parler de l’histoire de Burke et Hare.
Mais si tous les problèmes évoqués jusqu’ici font de la traduction une entreprise compliquée, ce n’est rien comparé à la variété de nos sensibilités culturelles. Chacun de nous vient avec des goûts, des croyances, des visions du monde qui lui sont propres. Parfois toutes ces choses sont très claires et nous pouvons en parler et prendre le recul nécessaire, mais d’autres fois elles font tellement partie de nous que nous n’arrivons même pas à les identifier. Une pièce est souvent d’autant plus intéressante qu’elle met en cause précisément ces éléments de nos formations culturelles qui nous échappent, ceux qui sont si profondément enfouis que nous les reconnaissons à peine. Il y a dans Autour de ma pierre il ne fera pas nuit un personnage tellement bouleversé par la mort de sa femme, qu’il devient homosexuel. Pour certains traducteurs, les dialogues exprimant ces changements étaient intraduisibles car, comme ils nous l’ont dit, ce genre de chose n’existe pas dans leur pays. Leur littérature nationale a tellement refoulé les comportements « honteux » qu’ils ne trouvaient pas de mots pour exprimer cela. En conséquence de quoi, une grande partie de l’atelier a été consacrée à débattre de ces problèmes, afin de distinguer ce qui relève de difficultés linguistiques strictes de ce qui révèle de questions plus profondes, d’ordre culturel, religieux ou politique. Nous avons finalement dû nous rendre à l’évidence que pour chacun, il y aura au cours du travail de traduction des moments où il faudra être prêt à suspendre tout système de croyances personnel, afin de trouver une manière de dire dans sa langue des choses qui ne peuvent pas, ou ne devraient jamais être dites. Et pourtant, cela contredit la vérité universelle qui stipule que nul ne peut écrire bien s’il n’est pas personnellement investi dans ce qui est écrit. Aucune réponse définitive n’a été trouvée à ce problème, qui paraît insoluble. Cependant, le contexte résolument international et interculturel de nos discussions a permis que, comme Don Juan, chacun de nous tombe amoureux de certains aspects d’une autre culture.
David Bradby Angleterre

Auteur vivant, dictionnaire idéal

D’abord, l’endroit de ces rencontres est merveilleusement bien choisi. La Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon est un lieu spirituel privilégié, un secret bien gardé pour ceux qui n’y ont jamais passé la nuit. Merci encore, cher Daniel Girard ; merci, chère Coco, fée au feu.
L’idée de rassembler treize traducteurs autour d’un texte de théâtre français est en soi intéressante, mais elle invite à quelques réflexions. Un traducteur s’intéressera nécessairement plus à un autre traducteur qu’à la traduction que celui-ci aura effectuée. Je m’explique : on apprend son métier en échangeant des expériences surtout entre pairs, c’est-à-dire en étant en contact avec d’autres traductions intelligibles. Dans l’impossibilité absolue de comprendre quoi que ce soit au finnois, moi Slovène, je ne m’intéresse sans doute pas assez à des solutions linguistiques finnoises, et cela même si je trouve le traducteur finlandais et sa culture très très intéressants. Je me méfie des infinis et peu fructueux débats sur la nature générale de la traduction.
Peut-être faut-il envisager des ateliers réunissant moins de traducteurs mais qui proviennent de milieux linguistiques plus homogènes : néo-latins, germaniques, slaves… Ce n’est pas une proposition d’ordre général, c’est une proposition pratique sur le plan linguistique.
Évidemment, la présence de l’auteur du texte en traduction a donné un grand intérêt à l’atelier. C’était un plaisir : je ne pouvais m’empêcher de voir en Fabrice Melquiot, écrivant parlant vivant, derrière son texte et devant moi, mon dictionnaire idéal.
Primoz Vitez Slovénie

Pierre, nuit
Au début il y avait la phrase Autour de ma pierre il ne fera pas nuit, le titre poétique et mystérieux de la pièce de Fabrice Melquiot qui a déclenché un torrent de réflexions et d’émotions : la pierre et la nuit, des mots de l’ordre du concret, du monde de la nature, commun à tous les humains sur cette terre, renvoyant au niveau abstrait des catégories ontologiques, l’espace et le temps, coordonnées d’orientation pour l’individu en voyage à travers la vie, et devenus aussi des mots magiques, symboliques, dans le contexte de la phrase, prononcée par plus d’un personnage dans plus d’une situation et scène de la pièce. Cette expression d’un désir immense qui défie les lois de la nature et de l’humain, il fallait d’abord l’interpréter dans l’univers poétique de cette pièce qui commence dans les tonalités violentes d’un amour fraternel qui arrache les cadavres de la terre pour prolonger encore le bonheur de l’enfance qui s’enfuit et finit dans l’atmosphère aérienne des pas légers d’une histoire d’amour peut-être possible entre un Juste Pierrot et une Dolores Colombine.

Paysages théâtraux
Autour de cette plate-forme commune, formée par l’interprétation de l’univers poétique de la pièce, se dessinaient aussi les traits particuliers du paysage théâtral de chaque pays, de chaque culture et de chaque langue. En écoutant les sonorités des différentes langues et l’explication des problèmes et solutions de chaque traducteur, on pouvait repenser divers aspects de sa propre traduction et élargir son propre monde, apprenant qu’il y a des langues sans la forme du futur, des cultures sans pierre tombale et que la mort, La Fâcheuse qui passe dehors, au milieu de la nuit, effrayant les deux frères quand ils étaient petits, est terrible partout, mais se déguise toujours sous une forme différente.
Comprenant la traduction dans le sens de Walter Benjamin comme « l’invention d’une langue nouvelle, la création d’un monstre au sein d’un monde domestique qui ne l’attendait pas », il était intéressant d’entendre les différentes sensibilités et de voir que certaines langues et cultures semblent plus ouvertes à recevoir l’étranger et l’inconnu. Si la traduction transforme forcément la langue d’accueil par la force d’étrangeté qu’elle traduit, le traducteur, entre deux langues et deux cultures, se demande : est-ce qu’ici la clarté, l’acte de rendre l’idée intelligible s’impose ou est-ce qu’ici on prend le risque de présenter quelque chose d’inouï, un langage étrange, de traces incertaines, proche de la poésie ?

Dans l’ombre
Sous les voûtes de La Chartreuse, sentant l’esprit du lieu et le vent chaud du mistral, une réflexion souterraine sortait parfois des caves. Au début d’un nouveau siècle l’idée du théâtre comme « institution morale » semble appartenir au passé. Toutefois beaucoup de traducteurs d’aujourd’hui, auscultant leur conscience et leur sensibilité, se posent la question de la responsabilité, la question morale, éthique, du passage d’un univers de relations humaines troublantes et peut-être même choquantes dans leur contexte culturel. On traduit une esthétique, un univers poétique qui a des lois tout à fait particulières, et ça c’est clair, mais la question éthique reste dans l’ombre et peut sortir de la cave pour dire qu’elle existe encore, en plein jour ou au milieu de la nuit.
Vera San Payo de Lemos Portuga

La musique des mots

Que l’on ne me dise plus que la traduction et la musique n’ont rien à voir entre elles.
Le matin, chacun a lu sa version et écouté celle des autres. Les traductions ou plus précisément la traduction en dix langues du même texte, Autour de ma pierre il ne fera pas nuit de Fabrice Melquiot apparaissaient comme une suite de variations.
Et même en arabe, en slovène ou encore en finnois, des langues qui nous étaient totalement inconnues, nous parvenions à suivre… le rythme de la musique, et à reconnaître… la mélodie de l’original.
Pour nous, traducteurs solitaires, c’est non seulement un immense plaisir mais également un véritable enrichissement de nous retrouver autour d’un auteur, de discuter avec lui de son texte, et aussi d’échanger entre traducteurs, de langues et de cultures très diverses et parfois totalement inconnues, les solutions envisagées pour telle ou telle expression.
Et n’oublions pas le chef, Laurent Muhleisen, qui, certes, n’a pas trop eu recours à sa baguette, mais qui a su mener cet orchestre international avec l’oreille experte du mélomane.
Merci à tous ceux qui nous ont permis d’être là – quelle bonne idée !
Almut Lindner Allemagne

Fenêtres

Quand je pense aux jours passés à La Chartreuse cet été, je pense aux fenêtres – celles que peut ouvrir le traducteur entre deux cultures, en introduisant un texte étranger dans son pays, en offrant à ses compatriotes une possibilité de s’enrichir, de voir ce que font les autres.
Je pense également à la fenêtre de ma chambre, avec ses rideaux que faisait danser le mistral dont j’ai découvert alors l’existence. Et mon oreille a aussi retenu le claquement des battants dans l’ancienne boulangerie où nous travaillions fenêtres grandes ouvertes.
La semaine dernière, de retour dans mon pays, j’ai entendu une chanson, Les mots sont des fenêtres ou des murs, et cette phrase m’a semblé exprimer très justement la réalité de toute communication : soit nous voyons plus clair, dans l’autre et en nous, soit nous butons sur l’incompréhension. Il en va de même pour la traduction. Le texte peut être considéré comme une fenêtre à ouvrir, une vitre nouvelle par où regarder, plutôt qu’un mur à franchir ou à abattre… Et justement, j’ai pu constater avec bonheur que les traducteurs sont rangés du côté de la fenêtre – chose vécue à La Chartreuse cet été.
Reita Lounatvuori Finlande


Autour d’un texte

Juillet.
La Chartreuse, le soir.
Le soleil cherche à se coucher.
Dure pourtant la chaleur.
Jardins d’été. Sur la table des verres, du vin, de l’eau.
Des visages sympathiques, des visages inconnus.
Celui-là, je le connais, je le bien connais, déjà-vu.
« Fabrice. »
« Comment ? »
« Fabrice Melquiot. »
« Oh, oui… vous êtes… Perlino Comment… C’est tout toi. Je t’ai traduit. »
Jamais-vu. Déjà-lu. Traduit.

La Fâcheuse
Juillet, un matin.
La Boulangerie, l’atelier.
Paola Bentz-Fauci, David Bradby, Gioia Costa, Marie Elias, Fernando Gomez Grande, Hanan Kassab Hassan, Almut Lindner, Reita Lounatvuori, Beata Panáková, Vera San Payo de Lemos, Heinz Schwarzinger, Primoz Vitez, Ella Wildridge et Laurent Muhleisen et Fabrice Melquiot.
Autour de la table carrée.
Autour du texte.
Autour de ma pierre il ne fera pas nuit.
La Fâcheuse passe, tourne, dérive, voltige. En roumain, en anglais, en italien, en arabe, en espagnol, en allemand, en finnois, en slovaque, en portugais, en slovène, en écossais.
Il faut pas voler sa musique.
Il faut qu’elle reste toujours et partout la même.
Il faut essayer. Plein de fois.
La Fâcheuse sourit. Fabrice sourit.
C’était hier.

Autour de ma pierre
Juillet.
Jardins d’été, minuit.
Tout le monde.
Photo de groupe. « Tirez vos langues, chers traducteurs ! »
Sourires.
La fête. On n’est plus seul avec l’auteur.
On est treize essayeurs du texte de Fabrice Melquiot.
On badine avec l’auteur. On s’amuse avec son double Juste.
Il est beau à craquer. Torse nu, pantalon court, sac en bandoulière.
Type fabricien.
Il suffit de claquer des doigts pour voire apparaître ses treize cousins internationaux.
Ils sont pareils. Ils veulent plaisanter avec une fille, n’importe laquelle. Ils ne demandent pas la lune, ils ne demandent pas l’amour… Ils racontent des craques. Faut pas se mentir. Ils demandent la lune dans la faussette d’une fille. Ils demandent la Justice. Ils demandent la Justesse. Ces espèces d’essayeurs de poèmes Justes.
Il suffit de claquer des doigts.
Ils disparaissent. Vers le Sud. Vers le Nord. Vers l’Est. Vers l’Ouest.
« Vous êtes connu dans les autres pays ? »
« Pas encore bien comme il faudrait. »
« Ça viendra. »
Demain.
Beata Panáková Slovaquie

L’éblouissant miracle de la langue

Nous sommes encore autour de la table : ces jours de travail sur la pièce de Fabrice Melquiot Autour de ma pierre il ne fera pas nuit viennent de se conclure.
Cette expérience a été un don entre les langues. On a eu l’impression qu’il suffisait de souffler sur la page pour que la terre déposée sur chaque langue s’envole. Et tout un réseau de racines, d’assonances, d’échos, d’appels secrets et d’inattendues croisées d’où surgissent les formes et cultures sous-jacentes.
Des découvertes inouïes ont permis d’écouter La Langue au-delà de toute frontière et de toute nationalité. De Damas à Helsinki, de Vienne à Bucarest, de Londres à Alicante, de Bratislava à Lisbonne, de Kings-Kettle à Loubiana, de Bucarest à Rome, il s’est produit un effet de dépaysement où les différents Moi se sont défaits à la faveur d’un savoir langagier qui semblait donner une connaissance innée de l’inconnu.
Gioia Costa Italie

Le marin espagnol

Avant d’écrire une pièce, toujours je me dis : il faudrait un voyage avant de commencer, et que tous les appels sensoriels nécessaires à l’écriture soient entendus dans ce voyage-là, que je m’oblige à faire ou qui s’impose à moi, un voyage qui serait comme une permission d’entrer. Écrire à partir du corps en mouvement pour d’autres corps en mouvement, définir les contours d’une intimité entre soi et le texte, pour que plus tard d’autres se posent encore la question de l’intimité.
Comme cette fois, durant l’atelier, où ensemble treize traducteurs ont cherché à savoir leur histoire intime dans l’histoire d’un texte que j’ai écrit. Comment y entrer ? Comment y entrer devant et avec d’autres ? À qui et comment demande-t-on la permission ? Il faut un nouveau voyage, fait d’allers-retours, entre une langue et une autre, une culture et une autre, un monde et un autre, parfois on l’a vu : il y a des mondes et il faut pouvoir y circuler pour qu’on s’accorde la permission de l’intimité. Cela n’est pas donné. Doit tomber la barrière entre certains mondes, doit être dépassé l’insoluble en chaque langue, le « c’est comme ça » chacun chez soi, doivent émerger de nouvelles images, de nouvelles structures, de nouveaux rythmes pour que le texte puisse commencer un nouveau voyage. Qu’on lui accorde une permission de sortie. Un passeport. Et moi j’étais comme un gosse au manège, parce que je me considère autant écrivain voyageur qu’auteur dramatique, et j’écris pour l’intimité, le privilège de l’intimité qu’on partage avec d’autres, inventer l’objet qui va permettre ça, entrer dans l’intimité d’une personne, d’une langue, d’un monde. Comme cette fois, durant l’atelier. Ce qu’il y a d’émouvant et je l’ai vu parfois, c’est quand un nœud roumain est défait par le marin espagnol, c’est quand la barrière finlandaise a son garde en Allemagne. Quand ça se parle en toute liberté, sans le joug de sa propre culture, au-delà de l’insoluble, chacun dans le rapport intime à sa langue pour mieux définir les contours d’une intimité entre soi et le monde, au-delà des langues, parce que rien n’est insoluble. Ce qui compte, c’est écrire pour le monde, le plus de mondes possibles et faire fi de ce pluriel, écrire dans le déplacement et pour le déplacement, dans n’importe quelle position, du mouvement vers le mouvement, ça donne presque une idée de l’avenir même si cela n’est pas donné, ce qui compte c’est vraiment ça, cette possibilité-là : qu’à un moment donné, la seule personne capable de défaire un nœud roumain, c’est le marin espagnol.
Fabrice Melquiot