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Paraguay, une parole à venir
 

Dans le cadre du programme "Tintas frescas", Rémi De Vos a animé deux ateliers d'écriture. L'un au Pérou, durant quinze jours en septembre 2003; l'autre au Paraguay de la mi-mars à fin avril 1998. Il a souhaité nous faire part de son expérience la plus longue, par rapport à laquelle il a pris le plus de distance, celle de son séjour à Asunción, capitale du Paraguay.
Propos sur un travail et sur un pays par l'auteur.

Ce projet, une aventure humaine et artistique, s'est inscrit en étroite collaboration avec un metteur en scène de ma génération, Laurent Vacher, qui avait monté Conversations après un enterrement de Yasmina Reza au Paraguay en mars 1997.
Notre envie d'hommes de théâtre était de provoquer le désir d'une parole libre dans un pays où la culture a toujours été considérée par le pouvoir comme l'ennemie, et souvent payée du prix du sang.
Le projet s'est articulé autour de plusieurs moments forts : d'une part la conduite d'un atelier d'écriture dont je me suis occupé. Dans un deuxième temps, les auteurs de l'atelier ont confié leur texte aux acteurs, afin qu'ils soient travaillés, sous la direction de Laurent et la mienne. Enfin, une présentation publique de notre travail : mise en espace, textes lus, joués… Parallèlement, et tout au long de mon séjour, j'ai écrit un texte de théâtre.

L'atelier d'écriture
L'atelier s'est déroulé de la mi-mars à la fin avril 1998, dans l'attente figée des élections et dans une atmosphère de coup d'État quasi permanente, à la Manzana della Rivera, un centre culturel venant juste d'être rénové. Une dizaine de participants - auteurs, poètes, conteurs, acteurs - avaient répondu à l'annonce et paraissaient décidés à suivre l'atelier tous les jours. Je devais me rendre compte par la suite que cela leur demandait beaucoup de sacrifices.
Au Paraguay, un Parisien, auteur de théâtre, est perçu comme une sorte de bibliothèque ambulante, vivant dans la plus belle ville du monde, dégustant une cuisine exquise, passant son temps à regarder des défilés de mode ou à mettre au point des parfums délicieux. Pour aggraver mon cas, il se trouve que j'avais participé à l'écriture d'une pièce (André le Magnifique) nommée pour plusieurs Molières au tout début de l'atelier. Les participants à l'atelier furent mis au courant et regardèrent la cérémonie sur une chaîne argentine. Cela ne contribua pas à atténuer la première impression. Quoi de plus normal que de regarder une cérémonie de ce genre avec un mélange de fascination et d'incrédulité, quand ici il n'y a rien? J'ai encore en tête le silence qui suivit la réponse à une question qui portait sur le nombre de pièces habituellement à l'affiche à Paris. Il n'existe pas de structure pour le théâtre au Paraguay. Qu'on soit metteur en scène, acteur où technicien, il est inconcevable d'en vivre. Chacun a un travail (dans le meilleur des cas) qui lui permet de subsister. Enseignant, architecte ou chauffeur de taxi, on fait du théâtre quand l'occasion se présente. Elle se présente fort peu. De très rares possibilités de production, privées dans tous les cas, permettent parfois de monter une pièce, peu jouée de toute façon. Le public ne suit pas. Manque d'argent, peu éduqué… Le théâtre ne touche qu'une minorité.
Cet état des choses veut tout simplement dire qu'il n'y a pas d'écriture contemporaine au Paraguay. Comment en serait-il autrement? Sans retour critique, sans encouragement d'aucune sorte et de toute façon sans espoir de voir un jour son texte monté, comment se lancer dans l'aventure? Aucun texte contemporain étranger dans les bibliothèques, dans les librairies. Aucune publication relative au théâtre, quelques informations culturelles disparates, contacts avec le monde extérieur quasi inexistants. Le Paraguay est une île. J'ai compris pendant ce séjour qu'on n'écrit jamais seul. Il faut un terrain propice à l'écriture, pouvoir lire d'autres auteurs, confronter ses écrits à d'autres, recevoir des conseils, des encouragements, des émulations de toutes sortes pour simplement avancer.
Pendant l'atelier, nous avons beaucoup parlé. Mon système de travail était simple. Au cours des séances, nous discutions librement de l'écriture, je m'efforçais de répondre aux questions techniques et je proposais ensuite des exercices précis à faire "à la maison". Je passais la soirée à les traduire, les textes étaient lus le lendemain. Je disais ce qui, d'après moi, marchait et ce qui ne marchait pas, et, toujours d'après moi, pourquoi cela marchait et pourquoi cela ne marchait pas. Et nous en discutions.
Paradoxalement, mon espagnol relativement basique m'obligeait à aller directement à l'essentiel. Il y avait de temps en temps de ma part, après un silence concentré, des conseils où des indications qui, dans leur concision et brièveté même, avaient la valeur de petits aphorismes. Les phrases étaient alors scrupuleusement notées sur des cahiers, ce qui m'étonnait à chaque fois puisqu'il s'agissait bien d'une faiblesse qui passait pour de la force. Mais cela m'a permis de comprendre un aspect important de l'atelier d'écriture. Pour parler de choses compliquées, il vaut mieux parler simplement. Le travail d'intégration mentale se fait de lui-même. La brièveté oblige l'auditeur à développer sa réflexion personnelle. Bien souvent, une question posée n'est qu'une façon de formuler une réponse. Le travail du formateur consiste à faciliter une prise de conscience des possibilités que chacun porte en soi.
Au fur et à mesure des séances, je proposais des exercices de plus en plus complexes. Je demandais des textes où il était question de parler d'un enjeu qu'on ne nommerait pas, dans un lieu qu'on devinerait grâce à des indications annexes, mettant en jeu des personnages aux motivations différentes. La formule fonctionna tout au long de l'atelier. Le plaisir étant pour moi une des composantes essentielles du travail d'écriture, je m'efforçais d'entretenir son aspect ludique. J'ai demandé que chacun écrive des monologues, plus libres dans leur proposition mais devant porter sur des aspects de la vie paraguayenne. Selon les indications que je formulais, les textes étaient retravaillés jusqu'à un résultat que nous estimions, l'auteur et moi, satisfaisant.
J'avais à cœur que sortent de l'atelier des textes exprimant des visions du monde qui soient véritablement personnelles. Ma crainte, quand je travaille de cette façon, c'est d'obtenir des textes qui soient des resucées de discours entendus à la télévision, de vagues émanations de la pensée dominante, des retombées plus ou moins inconscientes du discours en place. Il me faut aussi toujours faire attention aux textes qui se proposent de devancer l'attente supposée du formateur. Dans le cas du Paraguay, le problème s'annonçait encore plus aigu. J'avais tout à craindre. De la vision folklorique teintée d'exotisme jusqu'au texte violent, délibérément provocateur, destiné à montrer au "représentant du pays des droits de l'Homme" que de la liberté chérie, on en avait à revendre. Je n'ai pas voulu que les textes soient directement politiques. Il m'a fallu un certain temps pour faire admettre l'idée que la force d'un texte ne se tenait pas dans la violence de son discours, mais dans la façon de l'écrire. Que le théâtre n'est pas le champ d'idées en confrontation, mais qu'il appelle une écriture parlant aux émotions.

Des textes dans les valises
Un aspect qui n'a cessé de me surprendre, c'est la façon particulière dont les participants à l'atelier ressentaient ma venue au Paraguay. Dans un sens, il suffisait que je sois là pour qu'ils s'autorisent l'écriture. La présence prolongée d'un auteur français agissait comme une légitimation. Je me suis rendu compte de l'importance du projet. J'avais une responsabilité majeure : ne pas décevoir, être à la hauteur des attentes. Beaucoup étaient jeunes, peu d'entre eux écrivaient régulièrement. Je n'étais pas très chaud par exemple pour cette remise de diplômes qui devait clôturer la fin de l'atelier et à laquelle tous semblaient attacher la plus grande importance. Trop protocolaire à mon goût, trop remise de médailles… Je devais me rendre compte que cette cérémonie publique à laquelle devaient prendre part des personnalités était ressentie comme une validation du travail fourni, et qu'elle avait sa nécessité.
Le travail avançant, j'ai pu leur faire découvrir un certain nombre d'auteurs français contemporains, traduits en espagnol. J'avais apporté des textes dans mes valises (Laurent aussi). Nous avons lu ensemble, notamment, de longs passages de plusieurs pièces de Koltès. Le Retour au désert fascinait, car il y est question de militaires. La scène du parachutiste noir, celle du suicide d'Édouard s'envolant dans les airs ont littéralement subjugué. Mais c'est l'écriture qui retenait le plus l'attention. Comment écrire d'une façon si détachée, si élégante, si belle et en même temps si concrète, si ferme. Ils ne voulurent pas croire qu'il était fils de militaire. Par chance, j'ai pu emprunter un livre sur Koltès ("Koltès. Combat avec la scène", Théâtre d'aujourd'hui, no 5) au service culturel de l'ambassade. L'ambassade française est un des rares lieux où se procurer des documents de théâtre. Je traduisais des passages au fur et à mesure, expliquais le contenu des photographies, parlais des mises en scène de Chéreau du mieux que je pouvais. J'ai laissé les textes. Ils sont en de bonnes mains.
Avoir fait découvrir Koltès à un pays, à des hommes et à des femmes de théâtre qui n'en avaient jamais entendu parler, fut très émouvant pour moi. L'atelier d'écriture n'a cessé de déborder sur autre chose que l'écriture. Nous avons abordé tous les sujets en totale liberté. Une grande partie de son succès vient de la confiance et la chaleur qui se sont instaurées, au fil des jours, entre nous. Ils avaient envie d'écrire parce que ces séances quotidiennes étaient à chaque fois l'occasion de rires, d'émotions, de vrais questionnements que nous avions plaisir à partager.
Comme prévu, Laurent travaillait les textes avec les acteurs parallèlement à l'atelier d'écriture. Les textes ont été représentés quelques jours avant les élections. La portée symbolique de l'entreprise n'en était que plus forte. Une parole libre se faisait entendre, le public en avait conscience. Ce furent deux belles soirées de théâtre.

À l'écoute d'un pays
Pendant ce séjour, j'ai pu lier des contacts privilégiés avec les artistes du pays. De véritables liens d'amitié se sont créés, en particulier avec Agustin Nunez. Auteur, metteur en scène, acteur, enseignant dans la seule école de théâtre du pays, infatigable chercheur de formes, volontiers voyageur, il semble porter le théâtre paraguayen sur ses épaules. Exilé sous la dictature, il revint au Paraguay dès que les conditions le permirent, c'est-à-dire quand sa vie ne fut plus menacée. Ses conditions de travail sont à la limite du possible, mais il réalise des miracles (le miracle étant la condition normale de création ici). Il est le seul à tenter le texte contemporain dans des conditions qui forcent l'admiration. Pour le succès de notre projet, il se dépensa avec la rage de celui qui n'a rien à gagner. Il fut l'élément moteur de l'atelier d'écriture, écrivit d'ailleurs des textes passionnants, régla toute sorte de problèmes techniques et me fut enfin d'une aide précieuse pour comprendre le pays. Son apport ne s'arrêta pas à la fin des représentations puisqu'une partie des textes est représentée tous les samedis soir, dans un lieu alternatif d'Asunción, El Estudio, qu'il vient de créer. Ils remportent toujours du succès. C'est avec un vrai plaisir que nous avons pu lui apprendre qu'il était invité pour le festival de la Mousson d'été, où ses textes ont été joués, avec l'appui financier de l'ambassade. C'est pour lui une formidable reconnaissance de son travail.
Je me suis laissé prendre au charme du pays. Je connais aujourd'hui un peu Asunción, la capitale. Je l'ai parcourue à pied de long en large, de jour comme de nuit. La ville ne se donne pas tout de suite. Il faut un certain temps pour en découvrir la beauté particulière. Le jour, c'est une cité bruyante et dynamique, avec ses métiers de la rue, ses vendeurs de beignets confits, de chipas, d'herbes à Jerba maté, avec ces bus colorés qui foncent à toute allure, ses chevaux qui se promènent au milieu des voitures… La nuit, silencieuse et chaude, c'est un territoire fantasmatique, avec sa multitude de prostitués qui arpentent les trottoirs du centre ville. Filles très jeunes, souvent très belles, travestis délirants, garçons aguicheurs… J'ai passé du temps à me promener dans la Chacarita, ce grand bidonville situé au bord du Rio Paraguay. Le lieu m'attirait comme un aimant. L'endroit est quelque peu dangereux, surtout la nuit, mais des jeunes de l'atelier bénéficiant de la protection des caïds du coin, j'ai pu m'y balader en toute liberté.
De façon générale, les Paraguayens sont accueillants et chaleureux, bien que peu expansifs et portant en eux comme la nostalgie d'un paradis perdu. Ce n'est pas dans ce pays qu'il faut chercher l'exubérance sud-américaine. La musique populaire est à base de guitares et harpe sur laquelle s'égrènent de tristes romances sentimentales. Mais c'est un pays jeune, tant par les changements extraordinaires qui se sont produits ces dix dernières années (sa toute neuve et indéniable ouverture au monde), que par la jeunesse même de sa population : 70 % des Paraguayens ont moins de 35 ans, 50 % moins de 25. De cette jeunesse, joyeuse et enthousiaste, qui semble être moins sous l'emprise de la peur que ses aînés, il y a tout à attendre. C'est bien cette impression d'un pays neuf, semblant sortir (difficilement) d'une longue léthargie - un pays où tout reste à faire, et en particulier dans le domaine de la culture, les études supérieures étaient tout simplement interdites sous Stroessner - qui donne son prix particulier à cet échange. Pour un Français, c'est une sensation étrange de se trouver dans un pays où le poids de la culture, tel que nous la connaissons, est aussi léger. Au Paraguay, les écrivains, les peintres, les musiciens, les cinéastes se comptent sur les doigts de la main et peuvent difficilement travailler. Malgré cela, le pays change avec rapidité. Il vit une période charnière et sera métamorphosé d'ici quelques années. Il est assez extraordinaire d'assister à un tel bouleversement, de le mesurer presque à vue. Les Paraguayens, malgré le paradoxe des dernières élections, ont soif de changement. J'ai continuellement ressenti chez eux un violent désir d'ouverture, de culture, de connaissances, et pour ma part, l'incroyable sensation d'être utile à quelque chose.

L'écriture et le voyage
Pendant tout mon séjour, je n'ai cessé d'écrire. Je ne connaissais rien à l'Amérique latine. Je ne la connais toujours pas tant le Paraguay est un pays à part. Mais entre le pays et moi se sont établies des correspondances intimes. Cette bourse d'écriture m'a permis d'approcher un pays suffisamment longtemps pour que se créent, entre lui et moi, des liens profonds. Il est rare de pouvoir se consacrer plusieurs mois à l'écoute d'un pays, rare d'en avoir les possibilités financières. La découverte du Paraguay a été une magnifique opportunité pour mon travail. Mes pièces de théâtre se proposent toujours de montrer des comportements humains dans un contexte social problématique. Il s'agit généralement de comédies, mais j'essaie à chaque fois, avec plus ou moins de bonheur, de soulever les questions de l'homme dans son environnement social. Pour cette raison, le Paraguay fut aussi un fantastique laboratoire d'observation. Je n'ai pas fini de mesurer les effets de ce séjour sur mon travail. Ce voyage a changé ma façon de voir le monde.
Je ne peux terminer sans remercier chaleureusement Daniel Lefort et Jean-François Guéganno, respectivement attaché culturel et directeur de l'Alliance française, qui m'ont aidé de toutes les façons possibles durant tout mon séjour au Paraguay. J'ai constamment pu ressentir leur présence attentive lors de la réalisation de ce projet. Ils ont activement participé à son succès.
Une édition des textes issus de l'atelier d'écriture a été réalisée avec le soutien financier de l'ambassade. Il s'agit d'un document très important, tant pour la reconnaissance d'auteurs en devenir, si nécessaire ici, que pour concrétiser d'une manière forte l'échange entre nos deux pays.
J'ai commencé au Paraguay l'écriture d'une pièce : Vidal Zarate, l'histoire d'un voleur de la Chacarita. Un film sur l'expérience a été tourné, principalement sur la période des répétitions. Il montre bien ce qui s'est passé. J'ai traduit les textes de l'atelier. J'en ai sélectionné un certain nombre. Ils ont ouvert le festival de la Mousson d'été 1998, consacré cette année-là à l'Amérique latine. La très rare parole du Paraguay s'est fait entendre à cette occasion. La venue disparate d'hommes de théâtre ne suffit pas à créer une dynamique en soi. Une telle expérience ne peut porter ses fruits que dans la durée.

Rémi De Vos