À la radio, un bruit de page tournée entendu
par le micro provoque un arrêt immédiat.
C’est dire si l’auteur, qui pourtant fournit
la matière première, doit se faire discret
dans le studio d’enregistrement. Ajoutons qu’entre
lui l’auteur et elle la radio ce n’était
pas, loin de là, gagné d’avance.
Que d’incompatibilités entre le dramaturge
chargé de sens et la radio légère,
volatile, entre le fait pour durer (pourquoi pas immortel
?) et l’éphémère à
coup sûr ! Et bien, malgré cela et contre
toute attente, c’est dès l’aube de
la radio que s’est révélé
un public innombrable d’auditeurs avides d’écouter
à domicile du « théâtre en
pantoufles ».
La situation privilégiée de l’auditeur
Conscients de ce phénomène, les programmateurs
ont tôt fait du répertoire théâtral
un élément stratégique de leur
grille. S’y incluaient des retransmissions d’auteurs
classiques (saisons de la Comédie-Française)
et des enregistrements en studio d’œuvres
contemporaines.
On constata rapidement que les classiques passaient
sans trop de dommage l’épreuve de l’audition,
en n’égarant point cette nouvelle espèce
de spectateur : l’auditeur « aveugle ».
Tout de même, reconnut-on que le jeu des comédiens
souffrait d’un ton déclamatoire, un surjeu
projeté pour parvenir au dernier balcon mais
nuisible à l’écoute radio.
Bonne leçon à retenir pour l’enregistrement
en studio où l’on n’oublia pas
la situation privilégiée de l’auditeur
: celle d’un spectateur plus proche encore que
ceux du premier rang. À l’écoute,
il se trouvait « dans » la scène
ou si l’on préfère la scène
était tout entière dans son écoute.
Ainsi, il n’y avait pas que le bruit d’une
page pour l’incommoder, il y avait surtout (cela
perdure) ces voix forcées, ce jeu gestuel destiné
aux regards de la salle… Emphase insupportable
à la radio qui semblait n’avoir été
inventée que pour la confidence, le creux de
l’oreille.
Des auteurs vivants pour des pièces inédites
La première pièce écrite spécifiquement
pour les possibilités de la radio fut diffusée
à Noël, en 1922 : Paris Bethléem
de Georges Angelloz sur une musique de Victor Charpentier.
Son succès retentissant appela aussitôt
des rendez-vous réguliers avec cet auditoire
fidèle au poste. Dès lors, les lourdes
portes des studios s’ouvrirent à des
auteurs vivants pour des pièces inédites.
Dans les années 20 et 30, et afin d’éclairer
l’espace sonore, les metteurs en ondes eurent
recours à un guide récitant et à
d’autres astuces acoustiques destinées
à montrer l’invisible. Tâtonnements.
Peur de ne pas être compris. C’était
sans compter avec la formidable intuition de l’ouïe,
capable d’appréhender tout l’espace
dramatique. De ce fait, l’auteur, lui-même
auditeur, devina que moins il y aurait d’éléments
sonores entre son verbe et l’auditeur mieux
ce serait.
S’écouter écrire, donner à
entendre
De cette évolution historiquement rapide, quelques
décades, de ce passage d’auditeur témoin,
passif, à l’auditeur voyant envahi par
la voix humaine, naquit une manière d’écrire
le théâtre d’abord pour la radio.
Il ne s’agissait pour l’auteur ni de s’adapter,
encore moins d’un compromis, mais plutôt
chez certains d’un souci de s’écouter
écrire, de donner à entendre, de prêter
attention au bruit des mots, à leur poids.
Cet effort agréable se doublant d’annotations
sonores dans les didascalies rapprocha l’écriture
du théâtre radiophonique de la partition.
Car la radio appelle l’harmonie, le rythme,
le symphonique, comme elle réclame du comédien
une absolue sincérité dans une attitude
intérieure face au micro. Là, la voix
devient dans ses moindres inflexions « la messagère
de l’âme » selon le mot de Jacques
Copeau qui, dès 1946, ajoutait : « Privée
de visage, privée de l’autorité
du regard, privée de mains et de corps, la
voix de celui qui parle au micro n’est pas désincarnée.
Au contraire, elle traduit l’être avec
une fidélité extrême. Elle le
traduit même avec indiscrétion ».
De fait, joué à la radio, l’auteur
peut, si les voix sont bien choisies, y entendre son
texte au plus intime et profond de sa respiration.
L’écoute provoque une énergie
qui circule, agite une multitude d’oreilles
qui renvoient leur imaginaire à celui de l’auteur.
Contrairement à celui de la scène, planté
comme un cadre fixe, le décor auditif naît
dans l’écoute et évolue dans sa
durée. Il disparaît et reparaît
même au gré du texte. Plutôt qu’un
fond, il s’agit d’un contexte que l’auditeur
façonne selon les émotions reçues
à tel ou tel endroit. Ainsi, l’auteur
de théâtre radiophonique devient-il décorateur
et costumier de sa pièce puisque c’est
dans son texte que l’auditeur construit l’espace
et taille les habits.
Des écritures aux possibilités inexplorées
Rien d’étonnant alors qu’un auteur
de théâtre ait envie d’écrire
pour un public si réactif. Comment ne se prendrait-il
pas au jeu des ressources mises à sa disposition
pour se lancer par exemple dans des pièces
à décors et distribution impensables
sur scène ? L’attrait d’écritures
aux possibilités encore inexplorées
explique l’existence d’un répertoire
de pièces qui trouvent dans leur diffusion
une fin en soi. D’autres créées
à la radio ont pu susciter l’intérêt
de metteurs en scène qui les ayant entendues
ont voulu les porter à la scène. Beaucoup
ont connu une deuxième vie théâtrale.
Aux yeux de leur auteur, y ont-elles gagné
en intérêt, en portée ? Rien n’est
moins sûr tant le lien à l’auditeur
est générateur et pour employer un terme
de programmation : interactif. Si le metteur en ondes
a fait confiance à la parole du texte sans
la surcharger d’habillage sonore, il en a amplifié
le pouvoir d’évocation et même
la persistance. À la radio un personnage qui
sort de scène ne quitte pas le champ auditif
alors qu’au théâtre il s’efface
en coulisses et devra attendre une nouvelle entrée
pour reprendre le fil de son rôle. En poussant
le risque du dépouillement, le metteur en ondes
peut faire entendre tomber la pluie dans une scène
indiquant qu’il pleut sans du tout mixer une
ambiance de pluie. Chaque auditeur entendra «
sa » pluie qu’il aura intégrée
dans la scène comme annoncée. Avec des
auteurs au style très imagé, on peut
toucher au comble de la suggestion qui consiste à
partir de l’oralité d’un mot à
déclencher la fabrique à entendre, à
sentir, à voir, chez l’auditeur, ce confident
inconnu.
L’intimité du micro
Dernière opposition – mais de taille
– entre théâtre à la radio
et sur scène, entre auditeur et spectateur
: nous nous rendons au théâtre dans un
cérémonial de sortie, un état
d’esprit pour assister à une mise en
scène réglée en lieu limité
(à cour et à jardin). Notre poste lui
ne connaît pas de limite et le public, c’est
nous, une personne qu’une pièce a distrait
de son quotidien pour le happer en état de
recueillement. Que les voix nous parlent et nous voilà
transportés dans le texte, en apesanteur, puis
la pièce finie, les oreilles encore résonnantes
d’impressions.
Ultime expérience : spectateur au théâtre,
si nous fermons les yeux au milieu de la pièce
pour seulement l’écouter, bien qu’assis
dans la salle, participant au spectacle vivant, elle
nous parvient infiniment moins bien que si nous l’écoutons
au poste car nous avons perdu l’intimité
du micro.
Écouter, c’est voir davantage
De ces rapprochements plutôt qu’oppositions,
que retenir ?
Dans son évolution, la radio de création
a attiré des auteurs éloignés
d’elle puis a permis d’en faire découvrir
de nouveaux, offrant à tous d’entendre
leurs œuvres parfois idéalement jouées
et souvent leur révélant à eux-mêmes
comme un miroir le degré d’aboutissement
de leur écriture. Rappelons que durant les
années 50, 60, tout un courant d’auteurs
au ton nouveau, qui peinait à s’imposer
au public des salles, a pu exister par la radio (Audiberti,
Billetdoux, Dubillard, Ionesco…)
Une tradition de répertoire contemporain a
entretenu un flux d’écritures inédites
chez des auteurs passant régulièrement
de la scène à la radio (Grumberg, Haïm,
Lagarce…)
Des chantiers studio plateau se sont ouverts et voient
l’accompagnement d’une œuvre naissante
à la radio jusqu’à son accomplissement
scénique (Minyana, Renaude…)
Si les écritures actuelles se chargent de plus
en plus de références (inconscientes)
audio et visuelles (ou n’y résistent
pas…), la double perception de spectateur et
d’auditeur est, elle, préservée.
Voir et entendre une même pièce, à
supposer qu’on veuille le faire, demeurera un
enrichissement de son appréhension. Un supplément
des sens. Comme si la voir c’était l’écouter
moins et l’écouter, la voir davantage.
Une affaire d’organe, l’ouïe, aux
limites repoussées par le média radio
dans ce phénomène d’écoute
que l’on n’a jamais pu définir
autrement que par « magique ».
Jean
Larriaga
président radio de la SACD
|