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En 2006, au Japon, on pourra fêter les trente
ans du théâtre Guy Foissy, constater
que nos auteurs contemporains classiques de même
que Yasmina Reza et Éric-Emmanuel Schmitt
sont régulièrement mis en scène.
Mais qu’en est-il de nos autres auteurs contemporains
? L’Institut international du Théâtre
au Japon souhaite les faire connaître et organise à cet
effet en mars un festival du théâtre
français contemporain sous forme de symposium
en présence de metteurs en scène et
d’universitaires japonais et d’auteurs
dramatiques français.
Actes du Théâtre a demandé à Fujii Shintaro,
universitaire et critique, de dresser un bilan de
la situation actuelle du théâtre contemporain
français au Japon.
Quelle est la place du théâtre et du
texte dramatique francophone au Japon aujourd’hui?
Le constat est un peu amer. Le théâtre
français ne jouit pas d’une grande
visibilité dans la société japonaise
contemporaine, qui pourtant consomme beaucoup de
produits culturels et «agriculturels» made
in France : cinéma, chansons, romans,
poésie, danse, mode, parfum, vins, fromage,
champagne, foie gras… (et saviez-vous que
le musée le plus fréquenté par
les Japonais se trouve… dans l’enceinte
du palais du Louvre?). Le théâtre français
semble être devenu marginal dans le paysage
japonais actuel, alors même qu’il y a
peu de temps encore, il servait de norme et de référence
au théâtre moderne.
Réception du répertoire français :
constat et bilan
Les années 60 et 70 représentent une époque
riche, presque euphorique, en matière d’échanges
théâtraux franco-japonais. Le personnage
catalyseur fut Jean-Louis Barrault, qui a fait venir à Paris
des troupes et des personnalités japonaises,
du théâtre traditionnel comme du théâtre
contemporain. Autour de Barrault se sont aussi réunis
de nombreux chercheurs, qui ont fondé l’Association
franco-japonaise de théâtre (afjth).
Cette Association a publié en 1966-1967 les
cinq volumes du recueil de textes dramatiques et
d’écrits sur le théâtre
intitulé Théâtre français
aujourd’hui, et ses membres ont laissé un
travail impressionnant de traduction du répertoire
français : on a enfin pu lire la totalité ou
la majeure partie des œuvres de Corneille,
Molière, Racine, Marivaux, Dumas, Giraudoux,
Anouilh, Cocteau, Ionesco, Arrabal ou Beckett.
Mais nous avons connu ensuite une période
peu brillante : l’intérêt
pour ce qui se passait à l’étranger
est retombé au Japon à partir des années
80 – époque où s’affirme
la position économique du pays et où disparaît
la culture générale (on devient riche
et bête). Les metteurs en scène comme
le public montrent alors peu d’intérêt
pour les textes étrangers. Voici par exemple
ce que déclarent deux auteurs dramatiques,
Hirata Oriza et Inoue Hisashi, dans un livre où ils
dialoguent sur la langue japonaise parlée : «Les
Japonais ont sans doute plus à apprendre chez
eux que chez les Européens» ou «Le
niveau des auteurs dramatiques japonais est très élevé,
ils doivent se situer parmi les cinq premières
nations». Il ne faut pas s’étonner
de l’absence de fondement de ces affirmations :
ce sentiment vague de ne plus avoir besoin de se
référer à la source européenne
est à cette époque un phénomène
de société. Les traductions ainsi que
les représentations du répertoire français
et européen sont devenues rares. L’association
franco-japonaise de théâtre est peu à peu
entrée en sommeil (on assiste actuellement à son
réveil). Il faut toutefois faire mention
d’une exception notable : Guy Foissy.
Grâce au grand passionné Tani Masao
s’est créée et continue à exister
au Japon la Compagnie Guy Foissy, exclusivement consacrée
au répertoire de cet auteur : une trentaine
de ses pièces ont ainsi été représentées
au Japon depuis 1977.
Aujourd’hui, heureusement, et depuis une dizaine
d’années, on assiste à un nouvel
essor des échanges entre la France et le Japon
grâce, d’une part, au développement
du secteur public du théâtre et des
subventions qui sont allouées – phénomène
fort récent, datant seulement des années
80, pour l’engagement des collectivités,
et des années 90, pour celui de l’État – et,
d’autre part, à l’apparition de
gens de théâtre qui ont envie d’ouverture
et de rencontre avec l’autre. Deux pôles
structurels d’échange se sont de fait
constitués : le Setagaya Public Theatre
et Hirata Oriza (et son théâtre Agora).
Le théâtre de Setagaya, deux salles
inaugurées en 1997, essentiellement financé par
la ville de Setagaya et fondé sur un certain
modèle de théâtre public européen
et surtout français (ce que revendique son
nom), est de loin le plus actif de tout le Japon
en matière de coproduction et de collaboration
internationale. Grâce à sa productrice
francophone Ishii Megumi, Setagaya Public Theatre
achète non seulement beaucoup de spectacles étrangers
(Oh les beaux jours, L’Homme qui… et
La Tragédie d’Hamlet de Peter Brook
ainsi que de nombreux spectacles de danse et de cirque
français), mais programme aussi un grand nombre
de pièces du répertoire français,
sous forme de spectacles (Roberto Zucco, Dans la
solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès,
mis en scène par Sato Makoto), de coproductions,
en s’associant avec des artistes français
ou francophones (Frédéric Fisbach pour
Les Paravents, Josef Nadj pour une création
au Festival d’Avignon 2006, ou Robert Lepage
pour une version japonaise du Projet Andersen) ou
encore de mises en espace. Ce dernier volet nous
intéresse tout particulièrement :
le théâtre a ainsi produit J’étais
dans ma maison et j’attendais que la pluie
vienne de Jean-Luc Lagarce, Théâtre
d’Olivier Py, Les Drôles d’Elisabeth
Mazev, La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie
Koltès, La Demande d’emploi de Michel
Vinaver, Anne-Marie de Philippe Minyana, Souterrains
d’Emmanuel Darley, Histoires d’hommes
de Xavier Durringer. Il a aussi collaboré avec
Théâtre Ouvert en 2002 (mise en espace
des quatre pièces mentionnées de Koltès,
Vinaver, Minyana et Darley), ou avec la Mousson
d’été et le Traverse Theatre
d’Edimbourg en 2004 pour la pièce de
Durringer mise en espace par Michel Dydim.
Le théâtre de Hirata, quant à lui,
petit espace familial et convivial, a accueilli des
metteurs en scène français comme Frédéric
Fisbach, François-Michel Pesanti, Laurent
Gutmann, Arnaud Meunier. Quelques pièces contemporaines
ont été ou seront jouées dans
le cadre de ces échanges : Nous les
héros de Jean-Luc Lagarce que Fisbach a mis
en scène avec Hirata en 2001, La Demande d’emploi
de Michel Vinaver que Meunier mettra en scène
en mai 2006 à Tokyo avec des comédiens
japonais.
A cela, il faut ajouter le Théâtre x
(kaï), salle alternative de Tokyo, qui programme
de façon régulière (mais les
productions sont de qualité inégale)
des pièces en traduction sur la proposition
de partenaires extérieurs. En mars 2006, il organise
avec l’iit-Japon un festival du théâtre
français rassemblant Erreur de construction
de Jean-Luc Lagarce, La Ballade des planches et Jeux
de planches (extraits) de Jean-Paul Alègre,
Les Cendres et les lampions de Noëlle Renaude,
Babel Ouest, Est et Centre de Jean-Yves Picq, Le
Sas de Michel Azama (la traduction de toutes ces
pièces est assurée par Sato Yasushi,
membre de l’afjth). Il ne faut pas non plus
oublier le réseau des centres culturels français
et surtout la villa Kujoyama de Kyoto, résidence
pour artistes et écrivains gérée
par l’afaa et l’Institut franco-japonais
du Kansai.
Néanmoins, cette énumération
ne doit pas masquer la réalité :
la visibilité des textes dramatiques français
est loin d’être suffisante au Japon.
Exception faite des textes de Yasmina Reza ou d’Éric-Emmanuel
Schmitt, qui peuvent s’adresser au grand public,
le théâtre français paraît
en effet aux spectateurs japonais trop artistique,
trop abstrait, trop distant. Peu de textes ont été mis
en scène dans un véritable spectacle
et encore moins publiés : le seul titre
dont nous disposons est le recueil des trois pièces
de Koltès (La Nuit juste avant les forêts,
Dans la solitude des champs de coton et Roberto Zucco)
paru en 2001, traduit par Saeki Takayuki et Ishii
Megumi. Comment peut-on expliquer cette absence,
cette lacune, à l’égard
du répertoire dramatique français?
Les problèmes de la traduction
Le premier malheur de notre théâtre
de traduction est que ses traducteurs ont le plus
souvent été des universitaires comme
moi (hélas!) qui n’ont rien de poètes.
Beaucoup d’universitaires comprennent mal la
notion de fidélité (afin de rester
fidèles, ils trompent souvent), ils ont le
réflexe de privilégier le texte sur
la texture, la signification sur la sensation et
la sensualité. Résultat : les
pièces traduites sont injouables et ne suscitent
que peu de plaisir à la lecture. De plus,
la grande majorité des Japonais parle mal :
l’écart entre l’oral et l’écrit
reste énorme et l’est même de
plus en plus, l’oral évoluant plus vite
que l’écrit; or, dans le théâtre,
considéré avant tout comme l’art
du langage parlé, le public accepte très
difficilement la parole écrite.
Une difficulté plus fondamentale est que la
traduction ne devient possible que sur un plan idéal
et imaginaire, c’est-à-dire entre deux
langues standardisées et supposées
avoir des systèmes de référence
en parfaite correspondance. Certes, l’aménagement
grammatical et lexical de la langue japonaise entrepris
après la Restauration de Meiji a sans doute
comblé les lacunes de la langue face à la
nouvelle réalité politique, économique,
scientifique, sociale et culturelle venant de l’Occident,
rapproché les deux langues et facilité jusqu’à un
certain degré le travail de la traduction
(ce que fait aujourd’hui la mondialisation économique,
en rapprochant les modes de vie des consommateurs).
Mais le langage poétique n’est qu’écarts
et déviations par rapport à l’usage.
Les jeux de mots, la double entente, la polysémie,
le flou délibéré, tout ce qui
caractérise l’écriture contemporaine,
est l’ennemi de notre désir de fidélité mot à mot
(comment peut-on traduire, par exemple, la nuance
du parler du Québec, par rapport à la
langue française de France, sans recourir à un
dialecte quelconque?).
De plus, l’économie des langues japonaise
et française diffère toujours et si
radicalement que le traducteur est souvent pris d’un
sentiment d’impuissance face à la difficulté,
voire l’impossibilité de traduire. Même
pour traduire le simple mot «je», le
traducteur hésite devant le choix qui se présente;
l’équivalent le plus neutre serait «watashi
ha» (ha désigne le fait d’introduction
d’un sujet), mais avec une nuance légèrement
féminine; si le sujet est masculin on pourra
aussi employer «boku ha», voire «ore
ha» avec une nuance soulignée de virilité ou
de familiarité. Mais enfin, le plus naturel
en japonais serait de ne pas mettre de sujet du tout
dans la phrase (un peu comme en italien), c’est
aussi le plus désirable, car le très
léger «je» peut arriver en japonais à quatre
syllabes si on le traduit par «watashi ha»,
ce qui change toute la donne de la musicalité du
texte. Ce détail devient un enjeu majeur,
si l’on souhaite conserver, par exemple, le
ton sec, brutal et saccadé de La Demande d’emploi.
Mais il n’est pas si facile de respecter la
matérialité de la langue sans sacrifier
le sens.
Cet exemple du pronom est un signe que les rapports
humains ne s’expriment pas de la même
façon en France et au Japon. Les pronoms japonais
(et avec eux, les verbes ou les adjectifs, bref,
tout ce qui relève des registres de politesse)
changent en fonction par exemple du sexe de la personne
et du rapport avec l’interlocuteur. Le japonais
est une langue lourdement sexuée et dotée
d’infinis degrés et variétés
de formules de politesse : cela veut dire que
l’expression neutre n’a pratiquement
pas d’existence. C’est alors une affaire
complexe de traduire une pièce comme J’étais
dans ma maison et j’attendais que la pluie
vienne, avec ses cinq femmes de la même famille,
qui, anonymes, se parlent d’une voix chorale
peu différenciée, alors qu’en
japonais l’adresse est nécessairement
différenciée en fonction de l’âge
et que la féminisation de la parole se charge
de trop de connotations non désirées.
La langue théâtrale japonaise semble
parfois inadaptée pour transposer les pièces
de théâtre françaises. La spécificité du
langage théâtral réside bien
sûr dans sa double nature, réalité et
fiction, parole et écriture, or le théâtre
japonais moderne et contemporain a toujours privilégié le
côté réaliste (il demeure donc
extrêmement vulnérable à la
critique «on ne parle pas comme ça»).
Cette préférence a, selon moi, une
raison historique : après l’échec
du projet de modernisation du kabuki, le théâtre
traditionnel s’est contenté de se conserver
et de se figer, en monopolisant l’écriture
de la langue ancienne (qui nous est aujourd’hui
devenue presque étrangère), en rimes,
dotée d’une forte musicalité,
souvent chantée et dansée, par conséquent
peu réaliste. Cela ne laisse donc plus au
théâtre moderne que la tâche d’un éternel
renouvellement (résultat : on assiste
aux créations qui se répètent à l’infini)
et la prose, dans une langue moderne presque privée
de musicalité, plus parlée, plus réaliste,
plus pauvre que la langue écrite : le
japonais moderne est par exemple doté de nombreux
homonymes généralement employés
qu’à l’écrit et très
peu propices au théâtre, où l’on
doit tout comprendre sans confusion, à l’instant
même de la parole.
La traduction, chose impossible ?
«Traduttore, traditore» : notre métier est bien de
trahir, comme si nous étions condamnés par avance à l’échec.
Mais je ne suis pas pessimiste. La traduction, comme l’amour, est un
projet impossible. Inutile de croire en une fidélité partielle
et partiale. Ma question serait plutôt celle‑ci : s’il
est impossible de ne pas trahir, pourrait-on au moins trahir sans tromper,
afin de laisser le texte trahir sa dimension secrète? Et ce, en rêvant
d’être un jour capable d’inventer un nouveau langage scénique
qui permette de faire entendre une écriture et de faire lire une parole. |
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