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Paroles d'auteur

 
Nathalie Fillion
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Tant de mondes à écrire | Nathalie Fillion

Tant de mondes à écrire est une commande pour Le ciel, la nuit et la pierre glorieuse, feuilleton historique en 16 épisodes, conçu et présenté par la Piccola Familia lors du festival d'Avignon 2016, sur une invitation d'Olivier Py.

Pour célébrer les 70 ans du festival, la Piccola Familia en a retracé l'histoire réelle et imaginaire depuis 1947 date de sa création, à 2086… Tant de mondes à écrire a été lu, dans ce cadre, le 13 juillet 2016, au Jardin Ceccano.

Par une chaude journée de juillet, je marche dans les rues de Paris, complètement out et heureuse de l'être, répondant au dixième texto depuis trois jours « Tu es à Avignon ? ». Non je n'y suis pas. Mais j'ai reçu un mail de la Cité des Papes, là où Dieu en personne et ses représentants sur terre ont créé le Festival International d'Avignon - Théâtre du Monde, un mail amical et fraternel qui me propose de réagir à ceci, je cite : depuis 1947, aucune autrice dramatique n'a été mise en scène à la Cour d'Honneur.
Moi qui écris du siècle 21, après toutes les femmes qui n'ont pas écrit, je réagis du fond des siècles, aujourd'hui, sans histoire, sans mémoire, sans répertoire, au présent, en mon nom seul, et pour d'autres qui n'ont toujours pas de voix.
J'ai très chaud soudain.

Bonne fille, je sais que le Dieu qui a créé le Festival n'est ni In ni Off. Dieu est amour. Dieu a créé le ciel, la terre, le Pape, son Palais, ses murailles, sa Cour d'Honneur, son Festival, son In, son Off, ses nantis et ses gueux, ses tartuffes, ses sincères, ses flyers et ses tracts, sa horde de spectateurs en quête de sens, de clim et d'émotions fortes. Dieu aime le théâtre. Dieu veille sur Avignon et toutes ses créatures, mais ses voies sont impénétrables. Seule certitude face à l'impénétrabilité : Dieu est un homme, car si Dieu était une femme, ça se saurait. Il a créé le répertoire à son image : avec moult grands rôles pour les hommes, des rois, des princes, des héros, des lâches, des fous, des traîtres, des sages, des rebelles, du sang, des larmes et des batailles à gogo. Il a créé quelques rôles pour les femmes, bien sûr, quand même, un petit peu, mais pas trop hein, parce que Dieu est sévère, mais juste.
Surtout, Dieu est unique et cohérent : il a créé le monde du théâtre et sa programmation à l'image du monde qui est le sien, convaincu qu'il n'y en avait qu'un. Aussi, un bon vieux Prince de Hombourg à revisiter reste une bénédiction pour la stabilité de ce monde et la répartition des rôles. Et il faut bien avouer que sa horde d'officiers est toujours aussi sexy - elle va si bien aux hommes la guerre et ses abîmes, à toute époque. Elle va moins bien aux femmes, mais on s'en fout.

Bref, si on croit à la puissance des symboles – et en femme de théâtre, j'y crois dur comme fer - il est somme toute bien normal qu'aucune pièce écrite par une femme n'ait pu pénétrer les murailles de la Cour d'Honneur du Palais des Papes, pas même en pensée.
A toute époque, représenter la totalité du monde dans une cour minuscule enceinte de murailles vertigineuses est un honneur qui n'est pas donné à tout le monde.
Bon. Pas très In cette réalité – In dans le sens progressiste je veux dire. Réalité étrange et triste, aveu d'impuissance du théâtre à représenter le monde tel qu'il est vraiment, divers, multiple, avec désormais des femmes artistes qui portent des mondes, des pensées, et dont le destin a changé au cours du siècle passé. Des femmes qui ne sont plus obligées de se cacher pour écrire. Des femmes qui ne se sont pas toutes suicidées, ni n'ont toutes sombré dans la folie et la mélancolie old style, faute d'avoir pu créer. Eh oui, depuis 1947, beaucoup sont devenues peintres, plasticiennes, cinéastes, photographes, philosophes, biologistes, physiciennes, chercheuses, poètes, romancières, architectes, metteuses en scène etc. — et même dramaturges. Et ceux qui veulent des noms parce qu'ils ne les connaissent pas – on ne connaît que ce qu'on reconnaît - sont ceux qui n'ouvrent pas les yeux, ne regardent pas, ne guettent pas ce qui se passe ailleurs, c'est à dire juste sous leur nez. Au passage, une femme noire, Toni Morrison, a eu le Prix Nobel de littérature en 1993. Elle parle de son monde, écrit des romans sur des femmes noires et on lui a quand même donné le Prix Nobel, dingue, non ?

Donc, si le monde est un théâtre comme dit William, c'est quoi le problème au juste depuis 1947 à Avignon ? Est-ce vraiment l'absence des femmes ? Ou bien l'omniprésence d'autre chose : reproduction, répétition, perpétuation, conservation du même, à l'infini. Sinistre impuissance à renouveler et multiplier les représentations du monde au cœur de la bien nommée Cité des Papes. Absence d'altérité et d'alternative, comme en politique.
Elles existent pourtant les femmes, elles écrivent, elles créent, hors des murailles séculaires, loin des cours et des honneurs. Ni In, ni Off, ni Out les filles, elles sont ailleurs, tout près. Certaines cherchent d'autres espaces à investir, sans hautes murailles. D'autres cherchent des murailles moins hautes. D'autres encore continuent de se cogner désespérément aux mêmes remparts, façon Game of Thrones. Quelques-unes inventent des nouveaux chemins, creusent des souterrains, découvrent des terra incognita, abordent de nouveaux sujets, de nouveaux territoires, offrent de nouvelles visions, des petits changements d'angle qui renouvellent le regard. Dans d'autres espaces, moins verticaux.
Oui, chacun voit ce qu'il veut bien voir, et il n'y a point de pire sourd que celui qui ne veut point entendre.

En 1947, à Avignon, les femmes n'avaient le droit de vote que depuis trois ans. Elles faisaient leurs premiers pas de citoyennes… Je marche, je marche, en 2016, ailleurs, libre de mes mouvements ou presque, je lève le nez : « Aux Grands Hommes la Patrie reconnaissante » dit le fronton du Panthéon fraichement ravalé. La chaleur m'écrase soudain, le poids des siècles avec. Je m'assois sur un banc, dans l'ombre froide et indifférente des Grands Hommes, Une chambre à soi de Virginia Woolf en guise d'éventail et de talisman. Tiens, d'ailleurs, quand Une chambre à soi sera-t-il inscrit au programme du bac ? Au programme de Science Po, Normale Sup, HEC, et du DESS de Dauphine, Gestion des entreprises culturelles par exemple ? Mais ma pensée s'égare… Je regarde mes ongles de pieds que j'ai peints en bleu parce que c'est joyeux et qu'il faut célébrer l'été et la vie où qu'on soit. A côté de moi sur le banc, un jeune homme noir écoute James Brown sur son ipod en buvant une bière. Il attend le début du match France Portugal, This is a men's world, chante James Brown.
C'est Dieu qui me l'envoie et la messe est dite.
Histoire de fraterniser je lui chante Woman is the nigger of the world de Lennon (encore super In selon moi). Mais le jeune homme a les oreilles bouchées par ses écouteurs, il ne m'entend pas. Dommage.

Je suis seule à l'ombre des Grands Hommes, les drapeaux français flottent dans l'air chaud.
J'allonge mes jambes devant moi, mes bouts de pieds bleus pointent vers le ciel. Sur la couverture du livre, le profil mélancolique de Virginia Woolf me regarde tendrement. Nous dialoguons à travers les âges. Elle m'a ouvert tant de voies depuis que j'ai lu pour la première fois Une chambre à soi.
Je lui parle :
- Quand j'ai commencé le théâtre, d'abord je ne t'avais pas lue, et puis je pensais naïvement que le théâtre était un espace poétique, un espace artistique, un espace de représentation au sens large, libre, ouvert à tous. J'étais actrice, je venais du plateau, j'ai désiré écrire pour lui, écrire le théâtre qui me manquait. C'est tout. Je n'ai pas pensé à mon sexe, je n'ai pensé qu'au théâtre. Mais je n'avais pas mesuré à quel point le théâtre est un espace éminemment politique, pour le meilleur et pour le pire. Un espace où trop d'enjeux de pouvoirs sont en jeu. Pas mesuré qu'écrire du théâtre, quel que soit le style, le sujet, c'est parler à voix haute, parler à vue, c'est projeter une parole, une pensée devant une assemblée, devant la Cité. Je n'avais pas mesuré tout ce que cela induisait.
Virginia poursuit :
- Et le pouvoir, ça ne se partage pas, ou si difficilement n'est-ce pas ? Oui, la Cité est un espace périlleux pour les femmes. Tant d'espaces n'ont pas été construits ni pensés pour elles. Regarde la Cour d'Honneur. Souviens-toi, je le dis à je ne sais plus quelle page, dès le 19ème siècle, le roman a pu être investi plus facilement par les femmes car – et c'est toujours valable
- sa forme est plus jeune et moins figée par les siècles que la forme dramatique, qui a sa longue histoire, ses règles millénaires, ses habitudes séculaires, ses espaces, ses forteresses. Pourquoi tu n'écris pas des romans ? Tu ne crois quand même pas que le théâtre peut changer le monde j'espère ? sourit Virginia.
- Bien sûr que non. Mais changer ses représentations, oui, ça, il le peut. Il le doit, il est fait pour ça. Et puis je n'y peux rien, j'aime profondément la forme dramatique et c'est réciproque. C'est elle qui m'a choisie. Et j'aime la musique des acteurs et des corps.
- Alors continue, me murmure Virginia. Courage. Tout va bien, tu peux voyager toi, voir le monde, tu as une chambre à toi et tu vis de ton art.
Puis elle s'éclipse.

Je poursuis seule ma pensée… Je pense à l'espace du plateau. Je pense à la Cour d'Honneur, à ses règles millénaires, ses lois, ses codes, sa scénographie, sa hiérarchie, sa mémoire, son répertoire, ses directeurs, ses programmateurs, ses techniciens, ses habitués, ses critiques etc.
Je pense qu'avant d'atteindre le cœur et la conscience de chaque spectateur, l'écriture dramatique doit traverser une somme de territoires, de zones, où règnent des règles tacites, des habitudes où le groupe, le grégaire, le poids de l'histoire, jouent leur rôle de conservation.
Je pense au roman, qui touche sans presque d'intermédiaires le cœur intime du lecteur solitaire, et je sais que c'est pour cette raison que la voix d'une Toni Morrison a pu être entendue.
Une clameur s'élève. Le match commence. Les hommes jouent. Les femmes les acclament.
J'entends la voix de Rimbaud :
« Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme, jusqu'ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! Ses mondes d'idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. »
Mais Rimbaud était visionnaire, pas voyant, et Rimbaud n'a pas dit quand.
Je hurle en silence : Quand ? Ça va durer encore combien de temps ? Combien de siècles nom de Dieu ?
Mais Rimbaud est mort et Dieu se tait. Je l'ai vexé à force.
Hurler en silence m'épuise.
Je m'endors.
Je me réveille devant un mur immense. Le Palais des Papes découpe ses ombres gigantesques sur le ciel noir. Je lève le nez. Gravé dans la pierre séculaire : Aux Grands Auteurs, Le Pape reconnaissant. La place est déserte. Les grandes portes ouvertes sur un gouffre noir. J'entre. Personne. Une vague odeur d'encens et de moisissure. Derrière le guichet vide, un panneau affiche en lettres gothiques Le Prince de Hombourg, Complet Pour l'éternité. Une ombre passe. Elle a un faux air de Jean Vilar et la trompette de Maurice Jarre. Elle chuchote :
- Un jour vous aurez le droit de vote vous savez.
Sur la grande scène vide, je distingue une foule, des silhouettes, des fantômes, vivants. Je sens leur chaleur, la chaleur des corps, beaucoup de corps, beaucoup de vie dans la nuit. Une toute petite femme noire, enfant ou vieillarde, se détache de la foule, s'avance vers moi. Elle ressemble à Virginia Woolf, mais en noire. Elle danse soudain comme Pina Bausch, s'adresse aux gradins vides et se met à parler avec passion, les mains près du visage, comme Mnouchkine. Je ne connais pas sa langue pourtant je la comprends. Alors elle crache toutes ses dents vers le ciel et éructe, ouvre grand sa bouche noire, aspire la lune, mange le ciel, le recrache, brillant d'étoiles. Je hurle, paniquée :
- Quelle époque ? Quel siècle ? Je veux savoir ! Je suis à quelle époque ?
Elle est soudain tout près de moi, si près de moi que je ne la vois plus, mais je l'entends :
- Aujourd'hui. Regarde, la nuit est claire, et il y a tant d'autres mondes à écrire.

Nathalie Fillion
10 juillet 2016
 
 
 
 
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