SACD - Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques
Entr'Actes
accueil
la moisson des auteurs
à l'étranger
la moisson des traductions
paroles d'auteurs
à l'affiche
au catalogue des éditeurs
archives actes du théâtre
 
 
Actes du théâtre :
la lettre d'information
 
Plan du site
 
[ anglais ]
 
 

paroles d'auteurs

 
     
     
 

Paroles d'auteur

 
Michel Vinaver
© Lot
Bettencourt Boulevard ou une histoire de France. | Michel Vinaver
Entretien par Sabine Bossan


Sabine Bossan Vous aviez dit après September 11th que vous arrêtiez d'écrire du théâtre et pouf ! vous publiez en 2014 Bettencourt Boulevard ou une histoire de France. Quel a été le déclic qui vous a redonné envie de vous frotter au théâtre ou tout du moins à l'écriture ?

Michel Vinaver Le déclic a été long à venir, ça a été une conjonction de circonstances, j'étais tout à fait dans l'idée de ne pas reprendre la carrière d'auteur mais j'étais dans un état d'intérêt, de fascination, sans cesse renouvelés, pour ce que l'on a appelé « l'Affaire Bettencourt ». Pour toutes sortes de raisons mais qui ont à voir avec ce qu'a été mon engagement dans l'écriture théâtrale jusqu'alors, c'est-à-dire, en fait la relation entre le quotidien et la politique, tout ce qu'on a pu découvrir dans l'ordre du quotidien sur la vie et la façon d'être de gens vivant dans un coffre-fort, dans un secret total par rapport au reste de nous autres et quelque chose qui est peut-être propre aussi à ma façon d'être dans l'écriture qui est de ne pas juger. Or j'avais de façon constante dans l'affaire Bettencourt, l'impression que les gens jugeaient beaucoup et que de mon côté j'étais beaucoup plus dans l'observation et dans la corrélation des choses avec les autres mais pas dans le jugement.
Alors s'est déployé un paysage humain extraordinaire de richesse, de classes sociales contrastées, entre les puissants de ce monde et aussi leurs grands serviteurs et aussi les petits serviteurs et puis le monde, l'économie, la politique. Un faisceau d'histoires qui s'entrelaçaient à la façon dont j'entrelace, moi, les histoires quand je les invente ou que je les entends.
J'ai beaucoup beaucoup lu les journaux pendant cette période, j'ai découpé des articles, je les ai surlignés, je les ai rangés dans des cartons, dans des boîtes d'archives tout en me disant que je n'allais pas pouvoir attaquer ce matériau parce qu'il était trop abondant et que je ne saurai pas par quel bout le prendre. Voilà de quoi je suis parti : à la fois aller vers cette histoire et être retenu d'y aller. Les boîtes d'archives, elles, sont restées fermées.


SB Ce qui est étrange en même temps, c'est que cette histoire, en fait, on ne l'a connue que par l'intermédiaire des journalistes et vous l'avez reprise pour en faire à votre tour tout autre chose.

MV Parmi les journalistes, au premier rang de ceux à qui on doit la révélation de cette histoire il y a Mediapart et notamment Edwy Plenel que je connais et qui de temps en temps me tisonnait, me disait : « mais c'est pour vous cette histoire, qu'est-ce qui vous retient d'y aller ?» Et le journalisme dans ce cas-là a joué un rôle d'éclaireur, d'investigateur, fantastique. Il se trouve que Plenel m'a dit : « Nous les journalistes qui faisons ce travail, on se sent un peu seuls, on aimerait être accompagnés par des artistes qui, eux, ont une autre façon de saisir le réel. Il est important et intéressant que ce réel soit saisi par d'autres angles que par les nôtres.» Là je dois dire que cela m'a touché d'entendre quelque chose qui avait la nature d'une demande et je m'intéresse beaucoup aux relations entre ce qu'est le récit journalistique, c'est-à-dire non apprêté et en recherche du vrai, et puis ce qu'est le chemin d'un écrivain qui, lui, peut se permettre de laisser l'imagination faire le travail et laisser, je dirais, surtout une forme se constituer. Et la forme a été la grande question pour moi dans Bettencourt boulevard. Comment donner une forme accessible, une forme qui interpelle et qui soit belle et qui soit drôle et qui soit tout ce que j'aime au théâtre. Qui ait des vertus de divertissement, qui soit gaie, qui laisse de la place pour le comique. Voilà des questions qui se posaient et comment ça s'est résolu ? Je dirai à partir de l'image du galet. Le galet, si on regarde de près un petit périmètre de plage de galets, on s'aperçoit qu'il y a un paysage très divers, très étonnant justement du point de vue de la forme qui surgit à l'œil et je me suis dit : « il y a dans l'affaire tellement d'histoires qui s'entrecroisent, ça va être autant de galets dans la pièce » et les galets c'était aussi une permission de ne pas être dans une narration où les choses s'enchaînent les unes aux autres mais plutôt être dans la contiguïté d'éléments divers, hors chronologie.


SB C'est ce qui donne à votre pièce un rythme tout à fait particulier et très entraînant. On sent que vous vous êtes vraiment amusé à écrire la pièce, enfin je l'espère, parce qu'à la lecture ça coule, les mots jouent, c'est très rapide. Vous n'avez jamais pensé à en faire un roman ?

MV Ah Non jamais, jamais.


SB Mais elle représente quoi cette histoire pour vous ? A part les galets, c'est la politique, l'intime ?

MV La conjonction de ces différents champs qui est exceptionnelle, avec dans son cœur, trois personnages, un trio on peut dire, passionnant. Liliane et François-Marie, dans une histoire d'amour prodigieuse, une histoire hors cadre, hors mesure, une histoire qui, on peut dire, a mis en œuvre des moyens mais aussi des modes de relations entre un homme et une femme tout à fait exceptionnels, démesurés, et le troisième personnage, la fille, qui se trouvait dans une relation ne permettant aucune espèce de compréhension entre les deux femmes. Voilà un trio absolument captivant et je reviens à ce que je disais au départ : pas de jugement, l'observation de comment ce trio a fonctionné et n'a pas cessé de fonctionner au travers de nombre de péripéties et ces péripéties ne cessaient pas de se renouveler.


SB Vous parlez d'amour entre trois personnages ou de manque d'amour, mais avez-vous l'impression qu'il s'agissait plus d'amour avec un grand A que d'amour de l'argent ?

MV L'argent est un composant essentiel du paysage mais il n'a pas été un élément moteur de l'histoire d'amour entre François-Marie et Liliane. Je pense que chez François-Marie il y avait notamment un appétit formidable de possessions et il a vu que cet appétit pouvait se manifester sans limites, que du côté de Liliane il n'y avait pas non plus de freins parce que Liliane trouvait son compte dans cette capacité de donner et de permettre à cet homme d'aller aux limites de lui-même. Ce n'est pas l'argent qui est le sujet principal.


SB Je crois aussi que c'est pour cela que votre pièce est aussi légère à lire, parce que sinon on buterait toujours sur le fric, le pouvoir etc... alors que là ça passe dans des dialogues qui sont tout autres.

MV Il y a un autre élément qui est venu s'agréger à ce que nous avons dit qui est l'histoire avec un H majuscule puisque ce n'est pas par hasard que le sous-titre de la pièce est : « ou une histoire de France ». L'Histoire est venue s'incarner dans les arrières grands-pères des enfants de Françoise Bettencourt, des personnages passionnants, gigantesques, deux géants. Eugène Schueller, fils de boulanger pâtissier alsacien qui, tout jeune chimiste, invente la teinture pour cheveux pour l'Oréal et puis à partir de là, devient l'homme qui crée la plus grande entreprise au monde de produits d'hygiène et de beauté tout en maintenant une activité militante sur le plan politique. Son activité militante était liée à l'extrême-droite allant jusqu'au fascisme avant la guerre de 40 et puis la collaboration la plus radicale on peut dire, à la suite antisémitisme, racisme bref tout ce qui a priori fait qu'on s'en détourne, mais l'homme ne pouvait pas se réduire à cet aspect-là, il reste tout à fait passionnant y compris dans ses contradictions. Et de l'autre côté un Rabbin, qui se trouvait être le grand-père du mari de Françoise Bettencourt. Un personnage exceptionnel sur le plan de la morale et du comportement ce qui l'a amené à être le premier Rabbin français à être déporté et gazé à Auschwitz. Deux grands-pères ou arrière grands-pères d'exception, que j'ai introduits dans la pièce leurs paroles s'y tressant comme il en va de celles de Bush et Ben Laden dans 11 septembre 2001, et quand leurs propos s'entrechoquent il y a une forte déflagration.


SB Tout à fait. 17 personnages ! Cela faisait une éternité que je n'avais pas eu en main une pièce d'un auteur contemporain avec autant de personnages. La folie des grandeurs serait-elle contagieuse ?

MV Il aurait pu y avoir beaucoup plus de personnages puisque je me suis tenu à l'écart de populations importantes de l'affaire Bettencourt que sont les juristes, différentes professions dont avocats, juges, notaires et policiers, aussi l'absence de tout l'appareil médical. Mais vous avez raison 18 personnages aujourd'hui c'est une gageure pour être joué, c'est un frein incontestablement. J'ai eu de la chance. Christian Schiaretti était à Paris lorsque je venais d'écrire un quart de la pièce et je lui ai proposé de lui en faire une lecture. L'écoutant, Il m'a dit : « je prends », sans connaître la suite.


SB Je voulais justement vous demander si c'était vous qui aviez donné la pièce à Christian Schiaretti pour qu'il s'en empare ou si c'était lui qui était venu vers vous.
Quand on sait que
Bettencourt Boulevard existe et que c'est Christian Schiaretti qui va le monter, on est content. A la lecture de votre pièce on constate que vous vous êtes bien amusé et on s'amuse beaucoup aussi, mais un de ces 18 personnages, a-t-il représenté des difficultés ?

MV Oui. Il a fallu que l'idée d'un chroniqueur surgisse pour que tout se mette en place.


SB Vous avez choisi de laisser aux personnages leurs vrais noms. Est-ce que cela ne pose pas de problème vis-à-vis d'eux ?

MV J'ai eu depuis le début-même la conviction que je n'avais pas le choix, étant donné la publicité de cette affaire. Chercher à les maquiller par des noms fictifs ce n'était pas possible parce que tout de suite ça aurait prêté à des jeux de : celui-là c'est qui ? Il fallait les vrais noms, sachant que l'œuvre reste une œuvre d'imagination, mais les noms je ne pouvais pas m'en passer.


SB Est-ce que ça a changé quelque chose à votre façon d'écrire ou est-ce que ça n'a influé que très peu ? Quand vous mettez une phrase dans la bouche de Liliane Bettencourt par exemple…

MV Je n'ai pas conscience qu'il y ait eu un changement de ce fait là, non.


SB Bettencourt Boulevard est une pièce très rythmée, très construite qui navigue entre l'intime, le politique, le public, il a été fait référence à la tragédie grecque, à Shakespeare… Quand je l'ai lue, j'ai pensé à de la Commedia Dell Arte, sans masques bien sûr.

MV Ce qui me plaît c'est que cet objet écrit, la pièce, puisse conduire à penser à différentes formes de théâtre y compris celles que vous avez citées, tragique, grecque, Shakespeare, Commedia Dell Arte. Moi je suis preneur de toutes ces pistes-là parce qu'en fait la pièce ne se situe pas dans une case particulière. Les face-à-face sont nombreux, les parties chorales sont importantes.


SB Et rapides ! 2 pages, 2 pages et demi parfois, 3 mais pas plus. Ca va très vite et il faut que ça aille vite. Il y a 30 morceaux comme si c'était une composition musicale, qu'écoutiez-vous en écrivant ?

MV Et c'est aussi un clin d'œil à une autre de mes pièces qui est en 30 morceaux : La Demande d'emploi. Et à deux œuvres musicales qui sont Les Variations Goldberg de Bach, il y en a une trentaine aussi, et Les Variations Diabelli de Beethoven.


SB Comment allez-vous travailler avec Christian Schiaretti ?

MV Nous avons l'habitude de travailler ensemble en amont, de parler de l'œuvre et de ses composants de façon peu ordonnée, peu structurée, en laissant les idées s'accoler les unes aux autres.


SB Là pour Bettencourt Boulevard, il va y avoir une distribution prestigieuse, Francine Berger, Christine Gagnieux, Jérôme Deschamps, etc. Avez-vous d'autres projets d'écriture ?

MV Non je n'ai pas d'autres projets d'écriture.


SB Vous allez avoir envie de jouer dans votre pièce ?

MV Absolument pas non.


SB Je me demande comment vous avez pensé la construction du morceau 19 ? Parce qu'il est magnifique ! Qu'est-ce qui vous a fait mettre dans un même morceau le chroniqueur et Bonnefoy ?

MV Pour que le texte porte, il faut se laisser porter par lui en l'écrivant et c'est ce qui arrive dans ce cas-là. A un moment donné si le Majordome a envie d'entrer, bah, il entre.


SB A priori dès qu'on entend Bettencourt on se dit ouh la ! Scandale ! Affaire ! Politique ! Et vous vous en faites un conte pour vos petits-enfants, ou vos arrières petits-enfants. Combien de temps avez-vous mis pour écrire cette pièce ?

MV 5 mois.


SB Je crois vraiment que c'est une de vos plus grandes pièces.

MV Oui, je crois que c'est une des meilleures.


Entretien avec Michel Vinaver dirigé par Sabine Bossan
A propos de Bettencourt Boulevard ou une histoire de France, publié chez L'Arche éditeur
14 juillet 2015
 
 
[ retour ]