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Paroles d'auteur

 
 
Clémence Weill
© Juan-Manuel Abellan
Athènes – Paris. Un automne en terrasse | Clémence Weill




 

En septembre, une amie photographe m'a proposé de l'accompagner à Athènes. 'Pour voir le pays autrement que par le prisme des medias' m'a-t-elle susurré. Elle sait que je ne résiste pas à ce genre d'argument. Les nouvelles passant si vite, on l'a déjà un peu oublié, mais tout l'été, la Grèce avait polarisé les espoirs et les abominations de l'Europe. Syriza, le référendum, le OXI ('NON') – vous vous souvenez ? La question qui m'allumait en partant là-bas tenait au lien entre politique et vie quotidienne. On répète à l'envi que les Français, découragés, ne s'intéressent plus à la politique. Trop lointaine, trop coupée des réalités des habitants, ma génération surtout (20/35 ans) ne se sentirait plus concernée. A Paris, on est paraît-il gâtés, léthargiques et blasés. Avec ce qui lui arrive depuis 2011, la jeunesse athénienne doit avoir une approche toute autre, me disais-je. Les effets directs et concrets des choix gouvernementaux, la crise, la perte, la peur, là-bas les habitants doivent savoir ce que c'est vraiment…

Quelques semaines après mon retour, on me propose d'écrire un article sur Athènes.
Ce sera très subjectif, j'ai prévenu. Et joyeux aussi ! (ce séjour a étrangement dopé mon taux de sérotonine).
- Ecris ce que tu veux. Pour le 15 du mois, d'accord ?
Pas de problème.
Toujours plus efficace dans l'urgence, je me mets à écrire dans l'après-midi du vendredi 13 novembre. Et puis un ami me propose des retrouvailles en terrasse. Pas très résistante pour ces choses-là, je jette quelques notes sur papier et promis, je me lèverai tôt demain pour finir l'article. On se retrouve dans le Xième, on hésite entre les bars habituels, on se faufile entre les tables bondées et on se raconte en vrac la Grèce, le Maroc dont je reviens tout juste, des blagues, des histoires de cœur, on vide des bières et on rit comme des baleines, comme des milliers d'autres, un vendredi soir à Paris, au temps particulièrement doux pour la saison. On est place Sainte-Marthe, à 200 mètres du Petit Cambodge, du Carillon, de la Fontaine-au-Roi, et par nos rires on se pense invincibles.

Nous sommes le 18 novembre. Depuis cinq jours la seule chose que j'ai écrite ce sont des textos à mes proches. Des dizaines. En urgence. S'assurer que… Une question de vie ou de mort. Au sens littéral. Jamais je n'ai attendu des SMS avec tant d'angoisse. Je croyais jusque là que 'avoir froid dans le dos' était juste une image. Jamais je n'ai autant écrit Je t'aime. Jamais eu tant besoin de câlins. Je n'ai plus aucune carapace mentale ou émotionnelle. Incapable de formuler des points de vues, des analyses ou des grandes phrases. Certains débattent déjà choix gouvernemental et traitement journalistique ? Mon maximum actuellement, c'est dessins animés et cookies.
Mais je veux écrire cet article. Réussir à le faire. Ecrire que la vie continue. Y croire.
J'essaye de me rappeler mon état au retour d'Athènes. De convoquer ce souvenir de la joie.
Les terrasses de café.
Athènes – Paris.
Je me suis toujours sentie chez moi aux terrasses de café, quel que soit le pays du monde. Et inversement, dans les pays qui n'ont pas cette tradition, je n'ai jamais bien su où me tenir. Une table en plein air, quel meilleur moyen de rencontrer une ville et ses habitants ?
C'est ce qui m'a le plus surprise à Athènes. J'imaginais une capitale désertée, éteinte, désolée. J'ai découvert un vaste centre-ville vivant de tables, de verres vidés et de discussions sans fin. La moitié des magasins de la ville a fermé, moult restaurants aussi, mais les terrasses de café ne désemplissent pas.
'C'est vrai, on n'a jamais eu ici le réflexe de se terrer chez soi', me dit Y. du ton de l'évidence.
La vie se passe là, ensemble, en partageant l'espace public et du café frappé. Et malgré les espoirs déchus, on s'anime, on s'aime et on s'engueule… en parlant politique. 'En Grèce, au café, tout le monde est Premier Ministre !' sourit A.
Ici on débat avec densité, voire gravité (ça n'empêche pas le rire). On échange des témoignages plutôt que de grandes théories fumeuses. Parce qu'ici on sait. Et cette intelligence collective illumine la ville. Malgré les traces visibles de l'effroi économique (immeubles abandonnés, travaux laissés en plan…) malgré les SDF (il y a dix ans, personne ne vivait dans la rue ici, personne !), malgré tout, oui, le cœur d'Athènes pulse et sa tête fonctionne sans relâche ! Car 2 500 ans plus tard, la Grèce continue de s'appuyer sur les piliers qu'elle a offerts au reste du monde : la démocratie, la philosophie, le théâtre...

Dès notre arrivée, je m'étonne du nombre de librairies. (On se croirait au Quartier Latin avant l'avènement des chaînes de vêtements). 'Oui. Les livres se portent assez bien ici'.
'A la dernière Nuit de la philosophie, me raconte-t-on à l'Institut Français, il y avait plus de 3 500 personnes ! L'auditorium n'était pas assez grand mais le public est resté. Toute une nuit blanche à écouter des colloques de philo retransmis dans les salles à côté !'

Il paraît que pendant la Seconde Guerre Mondiale, les théâtres et les cinémas de Paris affichaient salle comble. Ce serait pareil ici ? Le besoin de se divertir ?
'Non. Ici le cinéma va très mal, m'explique M., producteur de documentaires. Mais les théâtres oui, les théâtre sont pleins'.
Mais comment ?
Sans argent, d'abord, disons le. Toutes les subventions ont disparu depuis des années (une des premières obligations de la 'dette' étant toujours de sacrifier la Culture…). Mais même sans salaire, ni aucune garantie financière (payés à la recette donc souvent bénévoles), les artistes et les techniciens ont continué de travailler. Créer. Ecrire. Et le public de venir.
Pourquoi ?
Sans doute que la culture du théâtre en Grèce est plus ancrée historiquement qu'ailleurs (Athènes m'a-t-on dit compterait plus de théâtres que Londres !) mais ces dernières années, son importance s'est encore renforcée. Les places ont beau coûter 10 ou 12 €, on sacrifie d'autres choses dans son budget. Pas le théâtre.
'Il y a besoin de se réunir, de vivre quelque chose de réel. C'est pour ça que les théâtres sont encore plus remplis qu'avant', me répond simplement Mariana, directrice du Théâtre d'Art. Quelque chose de réel…
'Ces dernières années, il y a eu beaucoup de spectacles cherchant à comprendre et témoigner –souvent très frontalement- de ce qui nous arrivait'. Beaucoup d'écritures de plateau et de créations collectives ont vu le jour. Des spectacles souvent durs. Mais depuis quelques temps, le vent tourne. 'Le théâtre 'in your face' n'a plus d'impact aujourd'hui : tout le monde s'est pris la claque et sait. On ne veut plus d'entendre parler de Crise. On a compris qu'il ne s'agissait pas d'une crise mais d'une nouvelle ère. A présent il faut réinventer. Selon moi, la question centrale aujourd'hui est : de quoi parler maintenant ?'
Ah ? Et vous auriez une réponse ? S'il vous plaît Marianna ? Parce que voyez-vous, depuis vendredi, on a comme perdu les mots. Enfin, moi en tout cas. Les mots et les images. L'horizon. Je ne vois pas plus bien. De quoi parler. Ni comment. Ni en tant qu'autrice, ni en tant que citoyenne, ni juste en tant que moi, quand mon téléphone sonne…
'Le public – c'est-à-dire Nous ! - avons soif de ce qui reste intact : l'amour, la justice… ce qui est la vie. Si on a une mission en tant que créateurs, c'est sans doute celle-là : préserver la beauté. La mémoire.
L'espoir.'
Oui.
Depuis 2 500 ans là-bas comme depuis des siècles ici. Les scènes comme les terrasses. Là où être ensemble pour se raconter des histoires. Où réfléchir pour réinventer la vie. Où on se serre la main et on s'aime, sans écran ni barrière. Ce réel où la vie pulse et, plus fort que les 'crises' et l'effroi, continuera de pulser.

 
  Clémence Weill
Paris, le 18 novembre 2015
 
 
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